Une histoire de l’art d’après Auschwitz

Figures disparates , vol.1

En quoi Auschwitz a-t-il rompu les modalités traditionnelles de représentation de la figure humaine ? Dans quelle mesure cette rupture s’est-elle logée dans la modernité au point d’y passer en partie inaperçue ? L’art contemporain est-il simplement un art après Auschwitz ou bien, de manière plus complexe, un art d’après l’événement ? Telles sont quelques-unes des questions qui donnent leur orientation à cette Histoire de l’art d’après Auschwitz. Ce premier volume sera suivi par deux autres : Figures disparues et Configurations. À bien des égards, cette vaste étude se veut aussi une contre-histoire de l’art, une relecture critique des fondements de la modernité artistique et une généalogie de l’art contemporain.

Date de publication : 19 avril 2024
Format : 16 x 20 cm
Poids : 1200 gr.
Nombre de pages : 632
ISBN : 978-2-85035-142-6
Prix : 30 €

Ce premier volume, Figures disparates, remonte aux sources de ce paradigme forgé à la Renaissance qu’on définit comme celui d’une esthétique du discernement, lequel implique tout un système de représentation théorico-pratique. Le premier chapitre retrace en ce sens la fondation des « Figures discernables » à partir du retour des ombres portées dans la Florence du début du XVe siècle avec Masaccio. Alberti, son contemporain, formalise ce système dans son De Pictura à la même période en y promouvant l’idée selon laquelle un tableau représente l’historia. Tout le discours sur l’art postérieur à Alberti entérine cette idée et la renforce philosophiquement en considérant que l’œuvre obéit à une idea qu’elle révèle. Cette façon d’investir l’œuvre d’une fonction de discernement de l’histoire et de l’idée en implique une autre, plus tacite mais déterminante, tant sur le plan artistique que politique : celle de discerner la peur.

À contre-courant de cette tendance majoritaire, un certain nombre de figures apparaissent néanmoins comme disparates, ainsi que le suggère le deuxième chapitre. Elles tentent de rendre compte de trois grandes peurs – celles de la décréation, du désordre et du désastre – auxquelles correspondent trois phénomènes archétypiques – le déluge, la peste et la guerre. Dans chaque cas, on assiste à un antagonisme entre ces événements et à leur réintégration dans l’orbe de l’esthétique du discernement. C’est cette tension qui produit historiquement des figures disparates, dont Francisco Goya serait le grand pourvoyeur.

Il est aussi celui qui prépare le terrain à des figures d’un autre type, qui ressortissent quant à elles à l’époque moderniste proprement dite, du milieu du XIXe siècle au milieu du siècle dernier. Ces figures sont qualifiées de critiques dans le troisième chapitre. En elles se manifeste effectivement une tendance autoréflexive qui fait qu’elles se transforment en apparence sous l’effet de l’art pour l’art. Toutefois, à y regarder de plus près là encore, nombre d’entre elles évoquent plus ou moins explicitement la guerre, ou à tout le moins le contexte historique de plus en plus belliqueux dans lequel elles s’inscrivent (Guerre civile états-unienne, Première Guerre mondiale, ou Guerre d’Espagne).

L’art d’après Auschwitz hérite aussi de ces figures disparates alors portées à leur comble, mais il ne connaît plus, quant à lui, que des figures disparues, qui seront l’objet du deuxième volume.

Les auteurs

Paul Bernard-Nouraud, diplômé de l’École des hautes études en sciences sociales et de l’Université Paris I, enseigne l’histoire de l’art au département Arts de l’université Aix-Marseille. Il a notamment publié dans les revues Marges, Tracés et Studiolo et collabore régulièrement au journal en ligne En attendant Nadeau.

Extraits

« Sur la toile, en son fond, rien qu’une nuée noire vaguement circonscrite par une pliure plus claire dont les extrémités forment une tête et en face d’elle une poignée de mains, au travers desquelles un peu de brun clair est pris. Sous les mains, sur les avants bras, en haut du crâne et contre le flanc du torse, quelques rehauts d’un bleu froid s’affaiblissant en gris au contact des parties blanchâtres, qui ne blanchissent vraiment qu’à la pointe de l’échine. L’arc clair bordé d’ombre, d’une grande ombre avec laquelle la figure en ses bords se confond – en laquelle, vers le bas, elle se fond tout à fait, forme ainsi comme une niche, un recoin vers où la figure se détourne – vers quoi elle retourne tandis qu’au-dessus d’elle et derrière elle pèse à part égale une grande masse grise, comme un haut mur, entamée seulement par le sommet du crâne qui, en guise de point de fuite, se situe à l’intersection exacte des quatre médianes : diagonales, verticale et horizontale. Sous le voile cendreux dont la toile est devenue le dépôt et l’œuvre dépositaire, on discerne à peine ces reliefs humains. La peinture s’intitule Homme brisé.
Ce n’est pourtant que par figure qu’on peut dire d’un homme qu’il est brisé, comme peut l’être un objet fragile, un miroir par exemple. À proprement parler, le corps d’un homme ne peut être que blessé, et seule son image peut avoir été brisée. En intitulant son œuvre Homme brisé, au lieu de Figure brisée, le peintre Zoran Music fait entendre sous l’image le modèle, il fait sourdre une origine et suggère qu’elle a à voir avec le réel. Sous la figure un homme insiste et cette présence, quoique nominale, quoique figurative, inquiète la réception dans la mesure où le titre enjoint d’associer l’exposition de la brisure de la figure à l’événement de la blessure de l’homme.
L’une et l’autre demeurent cependant inaccessibles à la vue. Non seulement parce que la brisure en tant qu’image de la blessure traduit cette dernière, et ne rend donc qu’imparfaitement – comme une biffure – l’expérience originelle de la blessure, mais parce que l’œuvre elle-même n’expose pas la brisure mais, si l’on peut dire, son étoilement, les effets de la brisure. »

Essais sur l’art

L’essai est une forme qui se détermine à chacun de ses usages, une forme différant sans cesse d’elle-même, autrement dit une forme ouverte. Ne jamais quitter le terrain de l’expérimentation pour celui de la certitude, c’est ce que voudraient permettre ces « essais sur l’art », qui dans leur pluralité ont en commun de chercher moins à dire une vérité figée sur les œuvres qu’à remettre en jeu et en mouvement leur secret.
« Un discours sur l’œuvre de peinture qui ne serait autre que le discours de l’œuvre de peinture est-il possible ? » (Louis Marin) — voilà qui pourrait être un des enjeux de cette collection.

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