L’Historien de l’art : Conversation dans l’atelier

Cet ouvrage obéit tout ensemble aux pratiques des sciences sociales et à l’exercice biographique. Il mixe l’aléatoire d’un parcours singulier et les jalons d’une trajectoire académique exemplaire, et prend le parti de la micro histoire pour tendre à la démonstration de problématiques générales, sous la forme d’une « conversation d’entre soi ». Libre, elliptique, à l’écart des censures, spontané dans le flux ou le silence, adroit pour arpenter les champs personnels sans rien dévoiler d’une vie privée, l’opus s’engage dans un récit à deux voix où le témoignage cède devant une analyse historique et historiographique « grand angle » de l’Histoire de l’art. Conduit au cœur du bureau devenu atelier mais multiscalaire lorsque le JE fait valeur pour cette pratique spécifique de l’histoire, ce dialogue propose les lignes et les courbes d’une vie intellectuelle qui traverse un second XXe siècle autant qu’elle le modèle et s’en saisit pour l’étude.

Date de publication : 17 mai 2018
Format : 16 x 20 cm
Poids : 700 gr.
Nombre de pages : 328
ISBN : 979-10-92444-55-1
Prix : 25 €

Ouvrage publié avec le concours de l’Institut d’Études Avancées de l’Université de Strasbourg et du Collège de France.

Les auteurs

Ancienne élève de l’École nationale des Chartes (Prix Lenoir) et de l’Institut national du Patrimoine (INP), Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po – Paris (Prix Chaix d’Est Ange), Habilitée à diriger des recherches à l’EPHE, Agnès Callu est historienne et historienne de l’art. Chercheur à l’Institut d’esthétique ACTE (UMR 8218, Université Paris I Panthéon – Sorbonne / CNRS), elle est Chercheur associé à l’École nationale des Chartes (Centre Jean-Mabillon), à l’École pratique des hautes études (Équipe HISTARA) et à l’ITEM/ENS (Équipe Processus de création / Genèse de l’oeuvre). Elle a récemment publié Gaëtan Picon, les Lettres et les Arts : dans l’atelier de la création [préf. Jean-Michel Leniaud], (Éditions Champion) et Autopsie du musée : étude de cas (1880-2010) [préf. Roland Recht,], (Éditions du CNRS).

Roland Recht, né en 1941, après avoir été professeur des universités de Dijon et de Strasbourg, et directeur général des musées de Strasbourg, est élu en 2001 au Collège de France qui a créé à son intention une chaire d’ « Histoire de l’art européen médiéval et moderne ». Depuis 2003, il est également membre de l’Institut (Académie des Inscriptions et Belles-Lettres). Parmi les ouvrages qu’il a publiés, La Lettre de Humboldt. Du jardin paysager au daguerréotype (1989), Le Croire et le Voir. L’art des cathédrales (XIIe-XVe siècle) (1999), L’Objet de l’histoire de l’art (2003), Victor Hugo et le débat patrimonial (ouvrage collectif, 2003), À quoi sert l’histoire de l’art ? (2006), L’Image médiévale. Le livre enluminé (2010), Penser le patrimoine (2016).
Son site : http://www.rolandrecht.org

Presse

Articles de
Étienne Anheim (« Le Monde ») ;
Serge Hartmann (Les « DNA ») ;
Giovanni Lista (« Ligeia ») :
cf. fichier PDF ci-après.

Presse Recht

Extraits

(Extrait du chapitre 3)

AGNÈS CALLU Vous avez donc décidé de faire un pas de côté et de développer, de déborder, de dilater votre territoire en vous engageant cette fois-ci vers la sculpture, et singulièrement en étudiant Nicolas de Leyde, aux alentours de 1420-1473, et de façon plus générale vous aviez commencé à réfléchir à la sculpture rhénane de son temps, en son temps.
Aujourd’hui nous pouvons entrer davantage dans le vif du sujet. En effet, les contextes familiaux et sociaux sont posés, les legs et les greffes sont installés, en un mot, j’ai le sentiment que « le dehors », tout ce qui relève des influences, des héritages étant analysé, on peut justifier de regarder, avec vous, des concepts et des mots pivots, pivotables, qui sont construits par vous, mais par vous-même, fabriqué ou transfusé par le savoir des autres.
Aujourd’hui, si vous en êtes d’accord, trois fois trois entrées me paraissent pertinentes.
Revenir avec vous sur les outils théoriques – ici disciplinaires – ; revenir avec vous sur les outils pratiques, à la fois en les regardant de façon isolée, ou bien au format duel, ou bien même à la manière de groupe ; revenir avec vous sur les objets d’étude, ou un objet d’étude peut-être, qui serait presque sérigraphié, multigraphié, en tout cas ouvert.
Pour les outils théoriques, j’aurais volontiers organisé les choses comme cela, vous me direz ce que vous en pensez. J’aurais aimé qu’on discute, au prologue, de la question fondatrice et première de l’historiographie. Cette question est riche, j’y reviens un instant, pour dire ce que l’on peut y mettre aujourd’hui. Donc, poser en note séminale la question de l’historiographie et entrer dans les disciplines, dans les outils théoriques, presque à la manière de grandes bandes verticales, disciplinaires mais qui agissent par capillarité les unes avec les autres. J’aimerais entendre vos définitions sur les outils historiques : Histoire, Histoire de l’art, Esthétique, Théorie de l’art et votre définition, même si vous ne l’avez pas utilisé mais le mot d’ « intuition » revenant souvent sous vos mots, d’emotional studies.
Donc, je voudrais que nous revenions sur vos grilles d’interprétation, sur les définitions que vous leur donnez, toujours entre raison et sentiment, sense and sensibility, cérébralité et intuition.
Ensuite, peut-être, pourrions-nous dévaler quatre axes qui viendraient, comme en oblique, fracturer les cinq grandes entrées plus haut présentées. J’aimerais qu’on réfléchisse ensemble aux notions de pluridisciplinarité, d’épistémologie, d’ontologie et d’herméneutique, qui me paraissent quadriller, de biais, lesdites disciplines.
Et enfin, comme un recouvrement, je voudrais que nous ayons vraiment une réflexion sur le temps, le tempus. J’entends dans ce tempus, le temps de l’œuvre, le temps à l’œuvre, le temps du regard historien posé sur l’œuvre.
En définitive, je voudrais que l’on réfléchisse ensemble à la contemporanéité du geste artistique et à la contemporanéité de l’interprétation historienne.
Deuxièmement, je souhaiterais qu’on revienne sur vos outils pratiques, c’est à dire que l’on présente votre masse critique : ses modes de fabrication, mais encore la façon dont vous l’utilisez. Il s’agit d’une masse critique protéiforme : textuelle car comprenant des archives, des chroniques, des écrits ; iconique, iconographique, iconologique (et je voudrais que vous désigniez les spécificités de chacune) ; matérielle quand la matière de l’objet est cardinale dans son épaisseur technique, formelle, monumentale. Après, je voudrais comprendre comment vous mobilisez cet échafaudage historien face, contre, tout contre, dans le choc, avec l’objet, l’œuvre « en présence », héroïque. Et là, j’aimerais que l’on réfléchisse à la qualification de la rencontre que vous créez avec l’œuvre. Est-ce une rencontre extatique, remuante, dérangeante ? Est-ce qu’elle provoque éventuellement une hyper excitation, une hyper exaltation ? Je m’intéresse au syndrome de Stendhal. Est-ce que ce sont-là des questions qui vous sont familières, ou pas du tout ? Vous lisant, j’entends la cérébralité, quelque chose de très posé, rationnel, cartésien, et en même temps, sans arrêt, j’ai le sentiment de brèches intuitives, et peut être stendhaliennes, par rapport aux objets et aux œuvres que vous regardez.
Troisièmement, une fois posé l’échafaudage (soit les outils théoriques et pratiques), nous pourrons regarder de près les objets historiques qui vous retiennent de façon préférentielle. Bien sûr, l’architecture et la sculpture, mais vous embrassez bien au-delà puisque vous regardez les tandems « Art et société », « Art et Moyen Âge », « Art et politique », « Art et espace ». Dans cette avant-dernière catégorie, vous installez l’architecture. Et enfin, vous observez le binôme « Art et territoire », et c’est dans cet espace-là que vous « zoomez » sur « Art et grand Est ».
Je crois donc que ce serait une erreur de poser au prologue que vous travaillez sur l’architecture ou la sculpture. Votre travail se situe bien au-delà. Ce n’est qu’après avoir délimité symboliquement les grands duos que vous faites des percées profondes sur l’architecture ou la sculpture.
Au départ, l’historiographie. Elle est séminale et il nous faut en parler dans un espace transnational. Vous-même, vous êtes acteur de cette historiographie, vous vous en êtes emparée, vous la critiquez au sens positif et/ou négatif du terme. J’aurais voulu qu’on revienne sur le cas français, là encore en fonctionnant par bandes (mais je dois confesser que je n’y crois pas du tout). Mais je voudrais savoir comment vous pratiquez. Certains historiens d’art considèrent qu’il y aurait une histoire des objets, une histoire des images, une histoire des représentations des objets, une histoire des représentations des images. Est-ce que, pour vous, faire de l’histoire de l’art consiste à faire une histoire des formes, des tracés, des couleurs, des styles ? Je dois dire que ces entrées-là me semblent manquer d’épaisseur historienne.
J’ai toujours eu le sentiment – mais peut être que je me suis trompée en vous lisant – que vous postulez qu’il doit y avoir, à l’origine, un travail d’historien et, singulièrement, un travail d’historien culturaliste. En sorte que, au départ, vous vous attachez à établir une histoire sociale des représentations. Et, une fois que celle-ci est délimitée, proposée, vous vous autorisez, dans un temps second, à faire une histoire des formes.
Dans mon travail, je procède ainsi : j’engage un premier « combat » qui consiste à arpenter un chemin de rationalité très clair, à déblayer le terrain, toujours administré par la preuve. Dans un second temps, je me laisse enivrer par une poétique/poïétique de l’Histoire de l’art.
Voilà les questions dont je voudrais que l’on discute aujourd’hui : outils théoriques, outils pratiques, les objets et l’historiographie.

ROLAND RECHT Je voudrais d’emblée répondre à votre première question concernant l’historiographie. Lorsqu’il lit les auteurs qui ont écrit sur tel ou tel champ historique, le grand public est tenté de considérer leurs analyses comme si elles émanaient d’un pur esprit n’ayant qu’un souci, celui de la vérité, tout aussi pure. C’est le degré zéro de la lecture. Or, on sait bien que la construction d’un objet de recherche (qui, en histoire de l’art, implique aussi des artefacts) est elle-même problématique puisqu’elle mobilise des affects, mais aussi des préventions, des croyances, des idéologies… un goût, elle vient prendre place dans un récit que l’auteur poursuit et qu’il a déjà entrepris en amont de cette construction présente. Le sujet n’est jamais totalement maître de son objet, même s’il pense l’être. Et il ne mesure pas nécessairement à quel point c’est aussi l’objet qui fait de lui un sujet. Si conscience de tout cela il y avait, on peut imaginer que le sujet n’aurait qu’une alternative : ou bien poursuivre sa quête envers et contre tout, ou bien ne plus écrire, jamais. L’historiographie consiste donc à faire l’examen de toutes ces constructions, mais dès l’acte constructif.
Bien sûr, on peut toujours dire que pour un historien de l’art, l’entrée principale c’est toujours l’artefact. Il pense parvenir à travers l’artefact quel qu’il soit, à trouver cette dimension sociale et donc aussi historique, donc à partir de tout ce que cet artefact comprend dans sa configuration.

AC Cela veut dire que vous croyez au modèle micro historique ?

RR Cela peut être ça, c’est une hypothèse, on peut partir de là…

AC … la microstoria qui ouvre vers un modèle macro ?4

RR On peut l’imaginer. Je dois dire que l’histoire de l’art que j’ai pratiquée au départ reposait sur la croyance en une phénoménologie irréductible et absolument solide, puis à partir de là on accède à autre chose. Au fur et à mesure qu’a avancé mon travail dans les différents domaines que vous avez cités, c’est devenu une question, ce n’était plus une sorte de donnée fondamentale quasi kantienne, c’était quelque chose à remettre en question… Est-ce que c’est comme ça que les choses se passent ? Et très vite la réponse a été non. Pourquoi ? Parce qu’en regardant une œuvre d’art – je pense que beaucoup d’historiens de l’art ont cette vision des choses – on ne peut pas avoir la naïveté de penser qu’on dispose d’un regard quasi vierge. Ce regard ne s’ouvre pas tout à fait à partir de l’objet, il s’est déjà ouvert avant l’objet, et cette ouverture implique une quantité immense à la fois de préjugés évidemment, de figures ancestrales, archaïques que l’on porte avec soi, de désirs, tout ce que l’on veut. Tout ça fait que non seulement je n’ai pas de regard vierge mais je regarde les choses de façon prémunie, contre elles ou en leur faveur.
Mais j’insiste : ce sont les objets qui me sollicitent, et non l’inverse. Ils sentent bien s’il y a en moi une disponibilité à leur égard ou non. On ne peut écrire l’histoire des hommes que parce qu’on a une expérience de ce qui fait l’homme. De la même façon, on ne peut écrire sur les œuvres d’art que si on est capable de les accueillir au sein de notre expérience du monde, donc qu’ils signalent quelque chose de tout à fait profond, en accord avec tout ce qui fait l’épaisseur d’une vie.

AC Comment surplombez-vous l’invalidité de l’objet unique ? On sait qu’il faut la densité du corpus, de la série. Un objet ne veut rien dire car il peut être exemplaire ou contre-exemplaire. Lorsque cinq, dix, cent objets se mettent à dire la même chose, par le biais de la méthode quantitative – mais elle est loin d’être infaillible -, la preuve s’étend et convoque le discours historien. Que faire d’une micro histoire qui repose sur un exemplum  ?

RR Ou d’une micro histoire de l’art… c’est peut être ça, la différence avec l’histoire, il faudra bien y venir, c’est que l’histoire de l’art n’a à traiter qu’avec des objets singuliers. Ces objets singuliers ont néanmoins des parentés, ils appartiennent à une généalogie, ils relèvent de toutes sortes d’apparentements, d’affinités, etc. C’est ce qu’on pourrait appeler le style, peut-être que le style désignerait cette familiarité qu’ont certains objets avec d’autres.

AC Il y a des séries d’objets quand même.

RR C’est une question de distance optique, dirai-je. Les œuvres d’art étant toutes uniques, on peut, à une certaine distance ne voir que les composantes superposables et alors on tient une série. On peut ensuite se rapprocher et on distinguera des séries plus petites que relient des composantes plus fines. Il y a un seuil de perception où l’œuvre dont nous avions fait le point de départ ne réunit plus autour d’elle que quelques unica. Je dis bien « autour d’elle » car si nous étions partis d’une autre œuvre, même assez proche, nous aurions nécessairement dessiné une séquence différente.

AC La prudence, vous l’installez où alors ?

RR La prudence, je l’installe au moment où on est tenté de dire : c’est la même chose, c’est la série. D’où ma très grande méfiance à l’égard des attributionnistes, parce que l’attributionniste travaille avec la série. Pour moi ça confine à l’absurde, parce qu’il n’y pas de possibilité de réduire les choses, ça me paraît clair, et à vos yeux aussi je crois, oui ? Ce que nous dévoilons dans tel tableau de la salle des Hollandais d’un musée, quel qu’il soit, ce sont des qualités qui ne sont pas initiales dans l’objet, elles sont dues à l’histoire de l’objet, à l’intervention de restaurateurs, parfois de très bons artistes chargés à l’époque classique de restaurer le tableau et qui l’ont fait très bien… Tout ça donne quoi ? Un objet d’aujourd’hui dans un musée d’aujourd’hui mais que nous prétendons être un objet du XVIIe siècle d’un peintre hollandais. Donc je crois qu’il y a un processus de… falsification, même si cette falsification n’est évidemment pas intentionnelle, mais c’est un processus de lente falsification qui fait hurler l’historien. Et il ne fait pas du tout hurler l’historien de l’art, parce que c’est normal, sinon le tableau ne serait plus là. S’il n’avait pas subi toutes ces atteintes, liées à une volonté de conservation, le tableau ne serait plus là… Et puis, il faut toujours avoir à l’esprit ce fait fondamental : jusqu’au XIXe siècle, on avait une toute autre conception de l’authenticité.

AC Mais ce mix entre histoire qualitative, histoire plus quantitative, histoire du beau et de l’excellence, avec histoire des médians, des acteurs plus secondaires, cette jonction n’est pas toujours faite. Il m’apparaît bien quand même que, quoi que vous en disiez, vous la pratiquez. Vous faites cette histoire sociale de l’art.

RR Oui parce que ça me paraît indispensable de passer par là.

AC Mais tous ne le font pas, ils entrent directement dans le qualitatif alors même que champ de production, de fabrication, de médiation, d’instauration des différents acteurs dans le périmètre ne sont pas examinés de près. Or, si cette première brique, très historique, très sociologique, n’est pas faite, je ne dis pas que la démonstration ne vaut rien, mais je dis (et c’est là enfoncer des portes ouvertes) que cela installe, de fait, l’analyse sur un registre très rétréci, très étroit.

RR L’attributionnisme, par exemple… On ne peut soumettre au jeu de l’attribution que des œuvres qui sont considérées comme authentiques, ou encore on n’en retiendra que ce qui est authentique. Mais penser qu’une œuvre puisse demeurer intacte, dans la longue, très longue durée, durant tout le processus de transmission, est une pure fiction.

AC Une pure fiction et cela pose le problème de ce qui se fait souvent dans les musées où se déploie parfois uniquement « une religion d’objet », sèche. C’est-à-dire qu’une fois qu’un objet est mesuré, qu’on en a dit la technique, qu’il porte un numéro, il serait dit connu et quelquefois publié. Publié ? Mais il n’est pas publié, il est décrit. A-t-on jamais dit qu’une description était l’histoire ? Certainement jamais. Donc on se trouve là devant un nœud complexe, compliqué.5

RR Tout à fait. Ce travail du catalogue est une étape nécessaire mais préalable seulement à ce qu’on appelle l’histoire de l’art et qui est en fait son interprétation. L’histoire n’est pas simple description mais n’est pas non plus une date, ou un nom d’artiste. L’ « attribution », qui signifie à la fois datation et nom propre, constitue un appauvrissement, une réduction considérable de notre discipline : c’est une activité sans pensée, une activité en circuit fermé. À moins qu’elle ne soit fondée sur une méthodologie comme la critique génétique menant à un « récit analytique » telle que la pratique quelqu’un comme Éric Pagliano6, alors c’est autre chose.
Par contre, la connaissance du jeu des attributions ouvre sur l’histoire du goût. C’est très bien de s’intéresser à l’histoire du goût, mais elle est généralement davantage située du coté quantitatif que du côté qualitatif, le qualitatif incluant non seulement le regard que les hommes ont porté sur ces œuvres mais ce que nous en savons aujourd’hui, et qui constitue les strates, ces strates sur lesquelles il faut s’appuyer pour connaître l’histoire, l’histoire de l’art. En même temps il me semble que si aujourd’hui nous essayons de comprendre ce que Focillon entendait par le style, nous voyons déjà une très grande différence avec la manière dont Grodecki et Chastel, qui sont deux grand élèves de Focillon, l’ont défini. Pour Chastel – contrairement à ce qu’on peut penser ce n’était pas du tout l’essentiel –, l’essentiel c’était l’iconographie évidemment, et pour Grodecki, les deux importaient conjointement, l’iconographie et le style. Mais le style, Grodecki le définissait avec un abondant apport de toute la Kunstwissenschaft allemande. Comment tout à coup la forme et le contenu deviennent absolument indissociables, ainsi lorsque Grodecki étudiait les vitraux du XIIe siècle par exemple. Donc là c’est très intéressant de voir comment quelque chose s’est défait par rapport à Focillon mais s’est transformé de manière à susciter une vision de l’histoire de l’art qui n’était plus tout à fait la même, qui cessait d’être formaliste, en partant aussi d’Emile Mâle. Je crois que le plus formaliste des focillonniens était Baltrusaitis. C’est pour ça que j’ai beaucoup de mal avec ses écrits. C’est le plus formaliste et qui a le plus incliné la vision que Focillon avait de l’histoire de l’art vers l’esthétique. Les reproches que Meyer Shapiro lui a adressés sont parfaitement justifiés. Cette espèce de généalogie à partir de Focillon a pu se modifier et heureusement car sinon nous serions restés dans une histoire de l’art bien pauvre, reposant davantage sur les effets du discours et sur une certaine emphase, une certaine rhétorique, que sur l’interprétation des œuvres et leur contextualisation. Parce qu’en considérant les travaux de Grodecki on s’aperçoit que quand il étudie par exemple les grands programmes iconographiques de l’abbatiale de Saint-Denis dont il trouve les explications dans la patrologie latine, on est de plain-pied dans une histoire sociale de l’art. Pourquoi ? Parce que les artistes auteurs de ces verrières ont pensé le registre de la figurabilité des textes afin de passer d’un message textuel à un message iconique, c’est-à-dire qu’on change à la fois de registre perceptuel et forcément de contenu du message. Et nous sommes ainsi placés au cœur d’un processus que l’histoire de l’art ne cesse de vouloir comprendre : pourquoi des images ? qui n’est pas une question d’ordre esthétique ou théologique, comprenons-nous bien, elle dépasse ces catégories. Il est vrai que l’histoire de l’art « démarre » généralement bien après le « pourquoi », au niveau du « comment ».
Ce sont des voies que je n’ai pas vraiment empruntées, néanmoins je crois qu’elles sont essentielles.

AC Comment, peut-être en partant de la question de la pluridisciplinarité, couturez-vous histoire, histoire de l’art, théorie de l’art, esthétique, et aussi peut-être, sans que vous le nommiez puisque le terme est récent, emotional studies, cette place de l’intuition, je l’ai dit, que je retrouve souvent, sans cesse, sous vos mots… Comment réussissez-vous cette balance, cet équilibre-là ?

RR Je dirais que le recours à une certaine stabilité, c’est l’histoire. Avec l’histoire on sait de quoi on parle ou on pense savoir. Du coup, comment ça se passe par rapport à l’histoire ? Comment nous situons-nous ? Quels sont nos objets à nous historiens de l’art ? Est-ce que nos objets sont comme les faits de l’historien ? On sait le sort qui a été réservé aux faits par l’historien depuis plus de trois générations.

AC Et là, vous-même, du côté de l’histoire, vous vous installez dans quel courant ? Qu’est-ce qui vous retient ? Quand vous faites de l’histoire, est-ce que c’est une histoire qui est nommée progressiste, classée à gauche du côté des Annales ? Vos fondations et vos filiations, elles viennent d’où quand vous commencez ce premier travail historique ?

RR Au départ évidemment c’était la lecture de Duby et de Le Goff. C’était des passages obligés si on faisait de l’histoire de l’art du Moyen Âge. Mais Grodecki n’aimait pas Duby pour des raisons que je peux expliquer en considérant leurs œuvres respectives, mais qui devaient être plus complexes. Et Grodecki représentait l’histoire de l’art du Moyen Âge dans le monde académique à partir des années 1970. Il était donc dans le viseur des historiens médiévistes…

AC Mais vous, lisant Duby, lisant les médiévistes, vous en pensiez quoi et vous leur empruntiez quoi ?

RR On pouvait constater alors que les historiens du Moyen Âge étendaient considérablement leurs champs d’investigation à des aspects de l’histoire médiévale qui jusque là avaient été laissés en friche : l’importance de la géographie pour Duby par exemple, la façon dont il repensait la notion de « représentation » aussi, et, d’une façon plus générale, la générosité avec laquelle il accueillait les travaux révolutionnaires dans les années 1960 de Michel Foucault, ou encore de Marcel Mauss ou Claude Lévi-Strauss, entre autres. Je pensais que les historiens de l’art devaient connaître tout cela afin de ne pas être frappés de cécité épistémologique.

Feuilleter… L’Historien de l’art

Essais sur l’art

L’essai est une forme qui se détermine à chacun de ses usages, une forme différant sans cesse d’elle-même, autrement dit une forme ouverte. Ne jamais quitter le terrain de l’expérimentation pour celui de la certitude, c’est ce que voudraient permettre ces « essais sur l’art », qui dans leur pluralité ont en commun de chercher moins à dire une vérité figée sur les œuvres qu’à remettre en jeu et en mouvement leur secret.
« Un discours sur l’œuvre de peinture qui ne serait autre que le discours de l’œuvre de peinture est-il possible ? » (Louis Marin) — voilà qui pourrait être un des enjeux de cette collection.

Autres livres de cette collection