André du Bouchet. Une écriture en marche

André du Bouchet est l’un des poètes français les plus singuliers et les plus marquants de la seconde moitié du XXe siècle. Michel Collot explore ici les principales étapes de son itinéraire poétique et les divers aspects de son œuvre. Il l’a placée sous le signe d’une « écriture en marche », étroitement liée à un parcours de l’espace, que révèle le travail des carnets, à une pratique singulière de la traduction, et au dialogue avec des poètes admirés comme Hölderlin, Reverdy, ou Celan. Il interroge ensuite le rapport qu’André du Bouchet a entretenu de longue date avec la peinture, notamment avec celles de Giacometti et de Tal Coat : elle a puissamment contribué à infléchir son écriture et sa relation au monde, en le rendant particulièrement attentif à la matière des mots et des choses et à la mise en page de ses textes.

Date de publication : 19 mars 2021
Format : 14 x 22 cm
Poids : 420 gr.
Nombre de pages : 240
ISBN : 978-2-85035-030-6
Prix : 25 €

Dans la poésie d’André Du Bouchet, l’expérimentation formelle est inséparable de l’expérience sensible. Michel Collot montre comment cette double visée se décline selon des modalités diverses, en fonction des différents genres pratiqués par le poète, comme le recueil de poèmes, le « livre d’artiste » ou la prose fragmentaire.
Dans ce parcours d’une œuvre difficile, qui déroute parfois le lecteur, Michel Collot s’est efforcé d’en restituer la complexité de la façon la plus claire possible, sans pour autant la simplifier mais en évitant de redoubler l’obscurité nécessaire à la poésie par un commentaire inutilement abscons. Cette monographie, appuyée sur des documents inédits et des analyses précises des textes, est aussi animée par un propos et une écriture personnels, sous-tendue par un dialogue fécond entre l’œuvre d’André du Bouchet et la conception de la poésie propre à Michel Collot. Dans sa postface il raconte comment cet échange s’est instauré à partir de ses lectures, s’est enrichi grâce à ses rencontres avec le poète et s’est poursuivi à travers les aléas de l’existence.

Ce livre paraît au moment du vingtième anniversaire de la mort d’André Du Bouchet, survenue le 19 avril 2001.

Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre.

Les auteurs

Michel Collot est poète et professeur émérite de littérature française à l’Université Sorbonne nouvelle. Spécialiste de la poésie moderne et des représentations du paysage, il en propose une approche d’inspiration phénoménologique (La Pensée-paysage, Actes Sud, 2011). Dans ses essais (Le Chant du monde dans la poésie française contemporaine, Corti, 2019) comme dans ses poèmes (Le Parti pris des lieux, La Lettre volée, 2018), le travail sur la langue apparaît inséparable de l’ouverture d’un horizon.

Presse

Antoine Bertot, Poézibao
Tristan Hordé, Sitaudis
François Xavier, Le Salon littéraire

Michael Bishop, Europe
Sylviane Dupuis, Le Temps
Michel Gramain, Place de la Sorbonne
Emmanuel Laugier, Le Matricule des anges
[cf. fichiers PDF]

Michael Bishop Du Bouchet Europe
Sylviane Dupuis Du Bouchet Le Temps
Michel Gramain Du Bouchet Place de la Sorbonne
Emmanuel Laugier Du Bouchet Le Matricule

Extraits

Sur les pas d’André du Bouchet (extrait de la postface)

Il y a près de vingt ans qu’André du Bouchet nous a quittés. Je n’ai pas voulu tarder plus longtemps à réunir et à refondre en un livre les textes que je lui ai consacrés, restés dispersés dans des publications parfois épuisées ou devenues introuvables. Ils témoignent de la relation que j’ai nouée très tôt avec son œuvre et dont je voudrais ici retracer l’histoire.

Je l’ai découverte, encore lycéen, à la Bibliothèque municipale d’Aubervilliers, où j’aimais aller après les cours pour compléter les connaissances que m’apportaient mes professeurs. Déjà curieux de poésie, en écrivant un peu moi-même, j’avais remarqué l’arrivée sur les rayonnages des douze volumes, reliés en bleu marine et or, de l’Anthologie qui venait de paraître aux éditions Rencontre, sous la direction de Robert Kanters et de Maurice Nadeau. Deux d’entre eux étaient réservés au XXe siècle, et le dernier faisait une large place aux contemporains. C’est là que j’ai pu lire pour la première fois des poèmes d’André du Bouchet ; ils m’ont fait une si vive impression que je me suis promis d’entrer un jour plus avant dans cette poésie à la fois abrupte et éblouissante.

Venu faire l’année suivante mes études à Paris, je fréquentais assidûment une librairie du quartier latin, La Répétition, véritable caverne d’Ali Baba pour les amateurs de poésie. Je m’y suis procuré tous les livres d’André du Bouchet, à commencer par Dans la chaleur vacante et Ou le soleil, dont la lecture confirma mon adhésion immédiate. La rareté des mots, leur déploiement inédit dans l’espace de la page, loin d’évoquer pour moi le vide ou l’absence, leur donnait une force telle qu’ils me faisaient pénétrer dans un monde inconnu mais doué d’une présence insolite. L’obscurité même de cette poésie lui conférait une sorte d’évidence paradoxale. Voyant revenir au fil des pages des mots comme soleil ou montagne, je les prenais au pied de la lettre, même si je les devinais porteurs d’un surcroît de sens qui m’échappait : il me semblait marcher avec le poète vers un horizon inaccessible mais irrésistiblement attirant.

À tel point qu’à l’occasion des vacances d’été, je choisis d’aller randonner dans les Alpes. Dans les âpres paysages de la haute montagne, que je n’avais encore jamais vus, je retrouvais l’univers minéral que m’avaient ouvert les poèmes d’André du Bouchet, aussi escarpés et arides, mais baignés d’une lumière et d’une chaleur intenses. Cette rencontre avec l’altitude fut un choc : voilà que tout à coup le sol s’était redressé, l’horizon devenait vertical, suscitant à la fois le vertige de la chute et l’appel des hauteurs. Cette expérience ébranla mon équilibre intérieur et changea ma façon d’écrire. Elle m’inspira des poèmes d’une facture nouvelle, où l’irruption des blancs venait casser la syntaxe et la forme classiques dans lesquelles s’étaient cantonnés jusqu’alors mes essais poétiques. Quand bien plus tard ils furent publiés dans Issu de l’oubli , ils me valurent une précieuse lettre d’André du Bouchet qui me remerciait « de ces poèmes de la perception réalisée », « issus, en effet, et par l’amnésie – la nôtre, journellement, dont ils se dégagent, remis en relation avec cette substance du monde qui est substance des mots – pour nous surprendre dans notre langue ».

Ce pouvoir de suggestion des blancs, je l’avais éprouvé aussi à la lecture des premiers recueils de Reverdy, dont j’ignorais alors qu’il était pour André du Bouchet un interlocuteur privilégié. Ayant décidé de consacrer à son œuvre mon premier travail de recherche, je choisis pour le diriger l’auteur des Onze études sur la poésie moderne, parmi lesquelles figuraient non seulement un chapitre sur Reverdy, mais une des toutes premières lectures approfondies d’André du Bouchet . L’une et l’autre m’avaient frappé par l’attention que Jean-Pierre Richard y prêtait aux rapports de la poésie avec le monde sensible et en particulier avec le paysage, dont il avait fait une des notions-clés de sa démarche critique.

Soucieux d’asseoir cette méthode, que je faisais mienne, sur des fondements philosophiques, je me suis tourné vers la phénoménologie et j’ai ainsi rencontré la réflexion qu’Henri Maldiney avait développée sur la relation entre le regard, l’espace et la parole, qui était pour moi au cœur de l’expérience poétique . Il était lié de longue date avec André du Bouchet, notamment par une admiration commune pour la peinture de Pierre Tal Coat, que m’avait fait connaître mon ami Jean-Pascal Léger, qui l’exposait régulièrement dans sa galerie Clivages. Toutes ces rencontres m’incitaient à interroger les rapports que la poésie, et notamment celle d’André du Bouchet, entretient avec les arts plastiques. J’avais été bouleversé par les textes qu’il avait écrits à la mort de Giacometti et qui me permettaient de mieux comprendre la fascination qu’exerçaient sur moi ses dessins et ses sculptures depuis que je les avais découvertes à la Fondation Maeght. J’en étais venu à voir dans L’Homme qui marche une image du poète en chemin dans l’écriture et dans l’existence.

J’ai tenu à consacrer le dernier chapitre de ma thèse aux rapports entre la poésie d’André du Bouchet et l’œuvre de Giacometti ; ils m’apparaissaient si étroits et si complexes, qu’ils m’invitaient à m’affranchir des conventions académiques. J’ai réparti mes analyses sur deux colonnes parallèles, qui se rejoignaient par endroits pour souligner leurs convergences. Cette disposition m’avait été inspirée par la mise en page d’un texte repris dans L’Incohérence et dédié à Pierre Tal Coat, Sous le linteau en forme de joug : la partie principale en était accompagnée de gloses marginales qui se développaient, dans un corps et un style différents, en écho ou en contrepoint au propos central.

Cette liberté prise avec les règles d’un travail universitaire ne signifiait nullement à mes yeux qu’il faille, pour parler de poésie, en imiter le langage, au risque de redoubler son obscurité vitale par celle d’un commentaire inutilement abscons. Devenu enseignant, j’avais à cœur de faire connaître à mes étudiants les œuvres contemporaines et il me semblait nécessaire de les étudier avec le plus de clarté et de précision possibles, sans pour autant les simplifier. C’est dans cet esprit que je conçus le projet d’une série de « Rencontres sur la poésie moderne » qui réuniraient à l’École normale supérieure des critiques et des chercheurs, mais aussi des écrivains et des artistes. Je souhaitais consacrer la première à André du Bouchet, mais il était réputé farouche, répugnant à se produire en public. Surmontant ma timidité, je lui écrivis pour lui faire part de mon admiration et de mon projet. À ma grande surprise, il approuva sans réserve mon initiative, et se dit même prêt à suivre l’ensemble des discussions, à condition qu’on ne lui demande pas d’y intervenir.

En concertation avec Yves Peyré, qui venait d’offrir à André du Bouchet une importante livraison de sa revue, j’ai sollicité une quinzaine de participants français et étrangers ; tous répondirent favorablement, si bien qu’il fallut étaler le programme sur trois jours pour laisser à chacun le temps de développer son propos et à tous la possibilité de discuter librement. C’était le premier colloque que j’organisais : je découvris à cette occasion les tracasseries administratives habituelles dans pareille entreprise. C’était aussi le premier consacré à André du Bouchet, et je craignais qu’il ne soit pas à la hauteur de son œuvre et de mes espérances.

Quelle ne fut pas ma déception quand, au matin de la première journée, je ne trouvai dans la salle qu’une poignée d’étudiants, quelques-uns des intervenants et de rares lecteurs et amis du poète, qui s’était assis tout au fond, à l’écart. Heureusement, nous vîmes bientôt arriver une équipe de techniciens qu’Alain Veinstein avait chargés d’enregistrer l’intégralité de cette manifestation. Je me dis qu’à défaut de public, elle aurait au moins un jour des auditeurs. Je ne me doutais pas qu’il me faudrait extraire de ces quelques vingt heures d’enregistrement de quoi faire, avec l’aide d’un jeune producteur, deux émissions d’une heure.

La pièce la plus plus précieuse de cette archive sonore, et le moment le plus fort de ces journées, fut la lecture que donna un soir André du Bouchet. Il avait fait salle comble car, m’a-t-il dit, c’était la première fois qu’il lisait ses poèmes en public à Paris. Ce fut, pour beaucoup de ceux qui étaient là, une révélation, qui changea leur point de vue sur une œuvre considérée comme passablement hermétique et abstraite. Les mots s’incarnaient dans un corps et dans un visage tout entiers engagés dans l’acte de leur profération, les blancs qui arrêtaient le regard sur la page étaient traversés par la voix du poète, leurs silences ramenés à une mesure imprévisible mais toujours exacte, intégrés au rythme du souffle, à la pulsation de la vie. Il nous avait été donné ainsi de ressentir physiquement le sens de ces poèmes : celui d’une existence en mouvement. Lorsque à la fin du colloque, quelqu’un se hasarda à demander au poète, resté jusqu’alors résolument muet, il répondit poliment, avec un sourire malicieux : « J’ai écouté avec beaucoup d’attention et d’intérêt tout ce qui s’est dit au cours de ces journées, où je me reconnais… de loin ».

De cette aventure à haut risque s’ensuivit entre nous une relation amicale mais respectueuse de la distance et de la discrétion dont André aimait s’entourer. Il accepta de revenir rue d’Ulm pour y donner une nouvelle lecture, à l’occasion de la parution des Actes du colloque. Le volume ayant pris du retard, j’avais exigé d’avoir au moins quelques exemplaires à présenter au public qui se déplacerait pour l’entendre. J’en reçus quatre ou cinq le matin même de l’événement. Brochée sous la couverture ornée d’un dessin de Tal Coat, je découvris avec stupeur une savante étude comparée de la fonction publique dans les pays de l’Est et dans les démocraties occidentales. André éclata de rire lorsque, tout penaud, je lui appris cette mésaventure, qui n’empêcha pas le succès de la soirée. Trois ans plus tard, organisant une nouvelle rencontre à l’occasion du centenaire de la naissance de Reverdy, je demandai à André et à Jacques Dupin de lire quelques textes du poète. Ils choisirent de lire à deux voix son long poème-testament, Sable mouvant. C’était pour eux une façon d’exprimer leur reconnaissance et leur fidélité envers celui qui avait tant compté pour eux. Ce duo inédit fut des plus émouvants et resta gravé dans la mémoire de ses auditeurs.

Lors du colloque, j’avais centré mon intervention sur Rapides, paru trois ans plus tôt. À sa lecture, j’avais été frappé par l’allure et par la structure singulières de ce livre, différent de tous les précédents. Désireux de comprendre ce qui s’était passé là, j’interrogeai le poète sur cette « nouvelle » manière : il m’apprit qu’il était parti de notes extraites d’anciens carnets, et qu’il s’était souvent borné à les retranscrire, sans les soumettre, contrairement à son habitude, à un travail de réécriture et de composition. L’acuité de la vision et de la formulation n’en était que plus étonnante, et je demandai à André si je pourrais consulter certains des carnets d’où il avait tiré une si précieuse matière. Il en avait déposé quelques-uns à la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet. J’y passai quelques après-midis inoubliables à les parcourir : dans ces humbles carnets à spirales, une graphie hâtive ou hésitante avait consigné au stylo bille les intuitions fulgurantes de la pensée et de la sensation, les audaces et les trouvailles du premier jet comme les tâtonnements et les piétinements de la réécriture. J’ai tenu à en présenter quelques échantillons en 1986 dans les actes du colloque. Ils attirèrent l’attention d’Alain Veinstein, qui lançait chez Plon une collection de « Carnets » d’écrivains. Il demanda au poète s’il voulait bien y publier quelques-uns des siens. André accepta mais, n’ayant guère envie de relire les innombrables carnets qui s’étaient accumulés chez lui au fil des années, il me confia la sélection et de la transcription des extraits à retenir.

Il m’invita à venir l’été suivant à Truinas pour y travailler. La tâche était ardue : il fallait dépouiller des dizaines de carnets, déchiffrer leur écriture souvent difficilement lisible, transcrire les passages qui me paraissaient les plus remarquables. Mais il était passionnant de mettre ainsi mes pas dans celui du poète et, au plaisir de pouvoir discuter tous les jours avec lui s’ajoutait le bonheur d’habiter la maison qu’il avait choisie pour se retirer et de découvrir le site qui l’entourait. C’était à croire qu’il avait rejoint là le paysage de ses poèmes : la montagne qu’il y évoquait si souvent, de façon sans doute plus ou moins métaphorique, était devant moi, bien réelle et tout aussi abrupte que je l’avais imaginée. L’omniprésence du minéral contrastait avec l’exubérance de la végétation qui croissait librement tout autour. Les roses trémières poussaient au pied des murs de pierres sèches ; leurs hampes fièrement dressées me faisaient penser aux statues de Giacometti, à la haute silhouette du poète-marcheur, et leurs fleurs, aux grappes de mots qui s’échelonnaient le long de l’axe vertical de ses poèmes.

J’avais trouvé tant de merveilles dans ces carnets qu’il était difficile de faire un choix parmi elles. Je soumis à André une première sélection de notes datant du début des années 1950 : il n’y apporta que quelques modifications, écartant celles qui touchaient de trop près à sa vie privée ou à ses engagements politiques d’alors. Il me pria de reporter à la fin du livre le texte dans lequel j’avais essayé d’en guider la lecture, sans trop la forcer. Alain Veinstein fut satisfait du résultat, mais André n’aimait guère la maquette de la collection et encore moins les premiers titres inscrits à son catalogue. Il obtint que le livre paraisse hors collection et dans un autre format. L’ouvrage fut bien accueilli par le public et par la presse. Ce succès troubla quelque peu André : lui qui éprouvait le besoin de réécrire inlassablement ses poèmes et de donner à ses livres une composition subtile s’étonnait, et peut-être regrettait, que la simple juxtaposition de notes disparates, jetées à la hâte dans des cahiers de brouillon, suscite autant d’intérêt.

Craignant qu’il ne m’en veuille d’avoir été à l’origine de cette étrange entreprise, je fus soulagé de voir qu’il l’avait finalement reprise à son compte, relisant et transcrivant lui-même ses carnets pour en tirer une œuvre nouvelle, publiée en trois volumes sous le titre général de Carnet – le singulier signalant qu’il ne s’agissait plus d’une suite de documents mais d’un véritable livre. L’édition que j’en avais proposée ayant été rapidement épuisée, je fus heureux de constater qu’il avait repris la plupart des notes que j’y avais retenues, tout en leur apportant les corrections et les compléments nécessaires. On pouvait lire à la fin du premier tome : « Ce volume augmente et a étendu à d’autres années, un choix dû à Michel Collot, sans qui ces notations n’auraient pas pris forme de livre ». Dans une série de réflexions consignées au cours de ce travail et publiées après sa mort, il affirmait s’y être « lancé » sur « une voie » que je lui avais « ouverte » : « Je suis sur les traces d’un autre. Là je ne me serais pas risqué si un autre – inattendu – ne s’était résolu à prendre les devants ».

Je me réjouis de voir paraître dans la collection Poésie / Gallimard un premier volume, incluant Dans la chaleur vacante. Nommé professeur à Nanterre, j’en profitai pour mettre ce recueil, avec Plupart du temps et Le Parti pris des choses, au programme d’un cours de licence destiné à des étudiants dont la plupart ignorait jusqu’au nom de leurs auteurs. Au départ décontenancés par l’écriture singulière d’André, certains finirent par entrer dans sa poésie, d’autant plus fascinante pour eux qu’elle était, à tous égards, difficile d’accès. Mes obligations professionnelles et de lourds soucis familiaux distendirent un moment mes relations avec André. J’avais été en outre chargé de diriger l’édition des Œuvres poétiques de Supervielle dans la Bibliothèque de la Pléiade, – un travail de bénédictin qui me prenait tout mon temps libre. André avait du mal à comprendre que je puisse m’intéresser à une poésie aussi éloignée de la sienne. Je m’en étonnais parfois moi-même mais, en étudiant certains recueils de Supervielle, j’avais décelé, sous leur forme assez classique, une étrangeté foncière qui les doublait d’une part d’ombre irréductible. Je me suis efforcé de la mettre en valeur, allant ainsi à l’encontre d’une réception qui avait fait de ce poète, toujours partagé entre l’Europe et son Amérique natale, un parangon des vertus françaises de clarté et de simplicité. Un rêve fait récemment garde encore la trace des discussions que j’eus avec André à ce propos :

Nous arrivons à l’improviste à Truinas. Pendant que nous nous installons, André se met à chanter et se retire dans la cuisine. Tout en coupant les pommes de terre et les oignons, il parle d’un écrivain qui n’a rien publié depuis vingt ans. Puis il revient dans le salon avec d’autres amis ; la conversation s’étant engagée sur Supervielle, on me demande mon avis sur sa poésie. Je déclare tout à trac qu’il y a chez lui un certain académisme, qui lui vaut souvent le mépris de nos contemporains. Mais cela ne concerne que ses premiers et derniers recueils : les autres sont de grands livres, où s’affirme une poésie originale et singulière, à condition de ne pas confondre la poésie avec un hermétisme complaisant, réservé à un cercle restreint de lecteurs. Le long d’une côte rocheuse, très accidentée, je rappelle à André que Paul Celan a traduit plusieurs poèmes de Supervielle. Venu remettre ces traductions à sa fille, il s’était agenouillé à ses pieds en déclarant que son père était le plus pur poète qu’il ait connu.

Pour aggraver mon cas, j’avais accepté de participer à la nouvelle Anthologie de la poésie française que Gallimard voulait faire paraître pour l’an 2000. On m’avait confié la section réservée aux poètes du XXe siècle, ce qui m’exposait à des choix délicats et à la vindicte des contemporains, mécontents d’en avoir été écartés ou d’y être trop peu représentés. Une de mes rares satisfactions fut de pouvoir y accorder à la poésie d’André la place qu’elle méritait. Mais il n’était guère sensible à ce genre de considérations littéraires, et trop occupé à lutter contre la maladie qui devait l’emporter. Je lui rendis visite une dernière fois dans son appartement parisien, où les feuillets dactylographiés disposés sur la grande table ou punaisés aux murs attestaient qu’il poursuivrait jusqu’au bout une quête poétique toujours aussi exigeante.

Sentant venir la fin, André voulut rejoindre Truinas, mais il dut s’arrêter à l’hôpital de Crest. L’infirmière qui veillait sur lui répondit à mon appel et m’autorisa à lui dire quelques mots ; il me remercia d’une voix faible, je ne saurai jamais s’il avait reconnu la mienne. Ses amis et ses proches se retrouvèrent nombreux dans le petit cimetière de Truinas, par une froide matinée d’avril, pour lui dire adieu. Il neigeait, on piétinait dans la boue, la pelleteuse restait stationnée à côté de la fosse fraîchement creusée. Malgré les paroles vibrantes qui furent prononcées au moment de l’inhumation, je ne pouvais réprimer un fort sentiment de déréliction. Les abords de sa maison étaient envahis par les herbes folles ; je me dis qu’il ne fallait pas laisser l’oubli recouvrir son œuvre.

Feuilleter… André du Bouchet par Michel Collot

Littératures

Indifférente aux démarcations de genres, la collection « Littérature » entend représenter une approche curieuse de la création littéraire contemporaine. Poésie, récits singuliers, journaux, carnets, correspondances… : sans autres guides que la surprise et l’émotion, elle s’ouvre à des formes inédites, entêtantes, qu’elle enrichit en les accompagnant d’œuvres originales.

Indifferent to the dividing lines between genres, the collection « Literature » aims to represent a curious approach of the contemporary literary creation. Poesy, singular stories, diaries, notebooks, correspondence… : with no other guides than surprise and emotion, it opens up to new and enhanced forms, paired with original works of art.

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