Le point commun à ces textes, à la fois nouvelles et brefs essais, est la familiarité, l’intimité dans lesquelles JEAN-LOUIS BAUDRY y apparaît avec les œuvres d’art et avec les artistes, jusqu’à ce que cette relation devienne une façon de vivre et de voir le monde à travers la création artistique.
Il est rare, et tellement stimulant, de pouvoir se laisser entraîner par une lecture où le commerce avec l’art appartient de façon si subtile, si émouvante, au registre de l’autobiographie, là où se mêlent mémoire et imagination, là où les artistes réels et leurs œuvres cohabitent avec les artistes et les œuvres inventés par la littérature et appartenant à la fiction. Les intuitions de l’auteur, sa sensibilité, les mouvements de sa pensée, s’imposent avec le naturel souverain de la chose directement ressentie, vécue. La profondeur de ses analyses, de ses découvertes, tient paradoxalement à cette qualité de légèreté – à l’opposé du superficiel ou du frivole – qui se joue des coquetteries de l’étude académique et des entraves des protocoles savants.
Dans le bonheur de cette écriture, se réalise cet alliage si précieux du réel et de l’imaginaire, de la sensibilité et de la pensée, qu’on appelle la poésie.
Ouvrage publié avec le concours du CNL.
Les auteurs
Né en 1930, Jean-Louis Baudry publie son premier roman, Le Pressentiment, en 1962 (Seuil) ; il entre alors au comité de la revue Tel Quel, et participe alors à la remise en question du personnage et du mode de narration du roman traditionnel. Auteur de nombreux essais sur la littérature (entre autres, Proust, Freud et l’Autre, Minuit, 1984) il écrit aussi L’Effet cinéma (Albatros, 1976). Les années 90 sont marquées par 3 magnifiques romans : Personnages dans un rideau (1991), Clémence et l’hypothèse de la beauté (1996) et À celle qui n’a pas de nom (2000), romans qui, renouant avec le personnage, introduisent par leur mode de narration une réflexion sur la création romanesque. JLB publie aussi deux essais, sur l’acte d’écrire (Nos plus belles idées, Presses universitaires de Vincennes, 2004), et sur l’acte de lecture (LÂge de la lecture, Gallimard, 2000). JLB est mort à l’automne 2015.
Presse
Articles de Didier Ayres (« La cause littéraire »), Jean-Paul Gavard-Perret (« le littéraire.com »), Alexandre Ponsart (« CCP »), François Xavier (« Le salon littéraire »).
Article de Jacques Henric (« artpress ») : voir fichier PDF.
Extraits
Début du deuxième chapitre : Une maison pour des pensées.
"Existerait-il, logé en chacun, voué à un usage individuel, un lieu point trop défini dont la fonction ne serait pas étrangère à celle que l’on reconnaît habituellement aux musées : rassembler et exposer des œuvres et toutes sortes d’objets jugés dignes d’être conservés. Ce musée, que l’on pourrait nommer « intérieur » ou « subjectif », n’aurait, comme tout ce qui relève de la mémoire, qu’une réalité virtuelle. Comme il verrait disparaître autant d’œuvres qu’il serait susceptible d’en acquérir, soumis aux aléas des rencontres, des enthousiasmes, des expositions, l’inventaire exhaustif n’en serait jamais établi ni le catalogue définitivement constitué. Il suffirait d’en évoquer l’existence pour que certaines œuvres soient aussitôt sorties des réserves ; mais, bien souvent, d’autres apparaîtraient à l’improviste au détour d’une pensée. Du même pas que nous visitons une exposition nous parcourons ce musée qui est en nous, poussés que nous sommes à comparer les œuvres que nous voyons à celles, absentes, qui nous ont jadis retenus. C’est ainsi que nous enrichissons à peu de frais, sans même nous en rendre compte, notre fonds personnel.
Pourtant, quand je pense à ce musée intérieur, ce sont moins des œuvres que j’évoquerais, qu’un regard, une lumière, une attente, la présomption d’une énigme, toutes ces qualités peu définies d’une relation ancienne, d’une relation d’enfance avec la peinture et la sculpture, et leur influence sur une sensibilité.
Il m’est même arrivé de penser que, pour certains d’entre nous, l’idée de musée et la constitution d’un musée intérieur avaient dû précéder la fréquentation des musées. Il aura suffi, pour que s’en forme la notion, de peu de chose. Que, par exemple, le portrait d’un jeune garçon coiffé d’une toque rouge, accroché sur le mur, face au lit, attende le réveil d’un enfant pour le saluer à son premier regard ; ou que, sur un autre mur. le déséquilibre de quelques pommes sur un linge blanc au reflet roses et bleutés inspire à ce même enfant une inquiétude vague et durable. Ces figures, différentes de tous les objets familiers – meubles, tapis, lampes et même jouets –, parce qu’elles représentent sans être, proposent l’idée d’une vie parallèle à la sienne. À force de se voir fixé par le visage souriant, à force d’avoir attendu on ne sait quelle rectification rétablissant au moins une adéquation entre les pommes que l’on croque et les pommes reconnues, l’enfant se sera demandé si ces images, qui ne ressemblent pas à celle de ses albums, de ses livres, ont besoin de lui. Il lui est même arrivé de croire qu’il a le pouvoir de réactiver la sorte d’existence apparemment latente qui est la leur. Elles ne se manifestent jamais autant qu’au moment où il rêve à autre chose ; elles retiennent ses yeux, tandis que sa pensée est occupée ailleurs ; elles finissent même par devenir les compagnes empressées de sa distraction. Alors, parce qu’il a posé sur elles un regard sans prévention, il se demande quelle relation elles entretiennent avec la réalité. Si chacune, à sa façon, redouble un petit fragment du monde, il ne peut cependant en conclure qu’elles ne font pas partie du monde. Contrairement aux objets présents dans la maison, ces images-là ne semblent pas avoir d’utilité immédiate, être l’instrument ou le but d’une action : elles ne sont au service de rien de tangible ou de concevable. On dirait qu’elles ont élu domicile chez lui ou, même, qu’elles ont accepté de les accueillir, lui et sa famille, dans leur propre maison. L’enfant a dû aussi percevoir qu’elles entretenaient une certaine connivence, qu’elles avaient une sorte d’identité avec les images qui se présentent à lui quand il ferme les yeux ou rêve. Il devine que si elles n’imitent qu’imparfaitement le monde, c’est aussi qu’elles ne sont pas sans intention. Pour tout dire, elles sont différentes parce qu’elles portent en elles une signification, des pensées, qui ne sont pas immédiatement données.
Un jour, l’enfant apprend que certaines de ces images, en particulier celles qui sont dans sa chambre, ne sont que les doubles, les reproductions, d’autres images qu’on appelle des tableaux. Il se doute alors, et on le lui confirme, qu’ils ont leur propre demeure où il est possible d’aller leur rendre visite. Par un étrange effet, le musée où on le conduira bientôt semble redoubler celui qu’il n’avait jamais vu, mais connaissait déjà.
Différent du « Musée imaginaire » qui, grâce aux moyens de reproduction, réunit les chefs-d’œuvre dispersés dans le monde et permet, par la comparaison de la diversité des styles et des époques, de juger de l’unité et de la cohérence du génie humain, notre musée intérieur nous enseignerait plutôt que nos acquisitions ne dépendent pas toujours de nos goûts. Les œuvres que la mémoire propose, plus que nos préférences, rappellent les événements de notre vie, nos sentiments, les personnes que nous avons côtoyées. S’il nous était donné de le visiter et d’en recenser un peu systématiquement le fonds, ce serait notre vie, la seule qui compte vraiment, celle de nos émotions et de nos passions, qui nous serait restituée.
À tout cet ensemble virtuel qui demeure en nous, il n’est pas assigné d’édifice défini. Les lieux intérieurs sont des espaces sans murs. Les vignettes que nous tend la mémoire restent suspendues dans le milieu mental, comme des corps flottants à l’intérieur de l’œil. Chaque œuvre que nous convoquons, parce qu’elle est un fragment de notre vie, n’a d’autre lieu que celui du souvenir. Un tableau, une statue, peuvent nous rappeler, autant qu’une salle de musée, une ville, un jardin, un paysage, un livre et n’importe quel moment de notre vie auquel ils furent associés. Le musée qui est en nous, nous le visitons selon les intentions, les buts, les incitations de la pensée.
Quand nous évoquons le confort, le silence, la possibilité d’une observation solitaire et prolongée, toutes conditions que nous aimerions voir réunies dans les musées, nous songeons probablement à ce musée intérieur qui expose sans délai ces images des œuvres que nous avons souhaité revoir. Hélas ! elles sont frappées d’une imprécision de nature qui nous fait tout aussitôt regretter le commerce avec les œuvres réelles.
Il est vrai que si, pour connaître, apprécier, analyser, jouir de ces productions de l’histoire terrestre, animale et humaine que l’on trouve dans les musées, les sens sont indispensables, le corps, lui, est presque toujours de trop. Il nous gêne, nous cause de la fatigue, nous dérange. La jouissance des œuvres, qui demande l’acuité des sens, exigerait paradoxalement l’oubli du corps. Nous aimerions être dans un musée comme chez nous et regarder les tableaux comme nous regardons les reproductions, assis dans un fauteuil ou allongés sur un lit. En fait, nous ne sommes jamais sûrs de nouer avec les tableaux ou les sculptures du musée ces relations intimes et prolongées que nous avons si naturellement avec leurs reproductions. C’est ainsi que doit se former le modèle d’un musée idéal.
Si le musée intérieur, fonction et élément de la subjectivité, à travers les œuvres qu’il tient en réserve expose une vie, le musée idéal révélerait plutôt une personnalité, un caractère. Car nous voudrions qu’il se conforme à nos humeurs et favorise nos propres rapports avec les œuvres. C’est dire que le musée idéal varie avec les personnes et avec les dispositions de chacun. Nous pouvons par exemple préférer le beau désordre des galeries du XIXe siècle aux mises en valeur actuelles, pour le plaisir qu’elles nous procurent d’avoir à découvrir par nous-mêmes des œuvres selon notre goût et de dénicher nos propres chefs-d’œuvre. L’œuvre que nous aimons est celle dont nous pouvons penser qu’elle nous est personnellement destinée. Ce musée-là, ou du moins certaines salles, feraient penser à ces greniers où, parmi tout un fatras de choses, l’enfant a quelque chance de tomber sur l’objet inutile mais irremplaçable qu’il ne savait pas désirer. Parce qu’il est irremplaçable, il cesse d’être inutile.
(…)"