Ce que dit le silence

C’est en 1994, dans une galerie parisienne où il expose une série de Montagnes, que le peintre d’origine iranienne Farhad Ostovani fait la connaissance de Bernard Blatter, alors directeur du musée Jenisch de Vevey, en Suisse. Des affinités communes apparaissent bientôt : la poésie de l’ancien Iran, la musique de Bach, et, surtout, un même regard sur l’art et sur le monde, regard empreint d’humilité laissant toute sa place au silence.

Date de publication : 12 avril 2019
Format : 16 x 20 cm
Poids : 220 gr.
Nombre de pages : 96
ISBN : 979-10-92444-88-9
Prix : 20 €

La rencontre des deux hommes marque le début d’une amitié de vingt-cinq ans, interrompue en 2009 par la mort de Bernard Blatter. Le présent livre entend en retracer l’histoire, en recueillir les fruits ; il restitue, de sa naissance à son terme, le dialogue de deux visions. S’ouvrant sur une évocation, par Ostovani lui-même, de ses nombreuses et fructueuses rencontres avec celui qui l’aura soutenu jusqu’au terme de sa vie, il réunit ensuite l’ensemble des textes consacrés par Blatter à l’œuvre de son ami peintre. Dans un style ample, vivant, évocateur, se révèle alors un regard pénétrant, nourri tout à la fois des sources artistiques partagées et d’une longue méditation.

Ouvrage publié avec le concours de l’État de Vaud et de la Ville de Vevey.

EXTRAIT DE LA PRÉFACE DE PIERRE-ALAIN TÂCHE :

La qualité d’un partage ne se mesure pas uniquement à l’aune du dialogue qu’il instaure et reconduit en chaque occasion nouvelle. Elle implique aussi la capacité de dépasser le langage, quand les mots deviennent inutiles ou, tout simplement, inaptes à cerner un indicible qui semble pouvoir être compris sans eux. On ne prendra guère de risque en affirmant que l’échange entretenu par les deux hommes fut exempt de tout bavardage. Et qu’au-delà des propos qui l’auront affermi, il se sera nourri de l’écoute des grandes œuvres musicales (et, plus particulièrement, de celles de Bach) et, dans un registre plus intime, de silence. Pour ne pas sous-estimer la part qu’il convient d’accorder à ce dernier, on se souviendra que l’une des expositions très remarquées organisée par Bernard Blatter au Musée Jenisch était intitulée Les peintres du silence ; mais aussi que Farhad Ostovani écrit : « Nous savions l’un et l’autre ce qu’est le silence, nous savions sa richesse et apprécions sa valeur en musique, parfois aussi dans la conversation. »
Me revient ici à l’esprit un poème des Planches courbes où Yves Bonnefoy affirme ou, plutôt, rappelle que « Le silence / Est un seuil ». Et, de fait, en certaines circonstances, le silence se présente à nous comme le lieu d’une ouverture à ce qui nous dépasse, comme l’invitation à nous porter au-devant d’un absolu qui ne cessera pas de nous requérir parce que nous aurions renoncé à le parer de mots. Il arrive alors qu’il marque d’un sceau éclatant l’intensité et la justesse d’une relation. Celle qui se dessine au fil des pages de ce livre ne devrait pas laisser le lecteur indifférent. Car elle vient à preuve du dépassement de soi que la création artistique peut produire chez un peintre, mais aussi chez qui a su accueillir son œuvre sans faillir.

Les auteurs

Bernard Blatter naît à Montreux en 1939. Dès 1956, il s’inscrit à l’École des Beaux-Arts de Lausanne. Ayant remis en question sa vocation d’artiste, il s’inscrit ensuite à l’école Nissim de Camondo de Paris, puis s’établit en tant qu’architecte d’intérieur à son retour en Suisse, en 1965. En parallèle, il commence à enseigner l’histoire des civilisations et la décoration à l’Institut international de Glion. C’est en 1982 qu’il est nommé directeur du Musée Jenisch de Vevey. Il consacre alors des expositions à Zoran Mušič, Pierre Lecuire, Raoul Ubac, Antonio Saura, Miklos Bokor, Pierre Alechinsky, Alexandre Hollan, Farhad Ostovani, Giorgio Morandi et Balthus, ainsi qu’à des peintres suisses aussi différents que, entre autres, Gérard de Palézieux, Jean Lecoultre, Cuno Amiet, André Evrard, Manuel Müller ou Susanne Auber. Les années de sa direction voient également la création de la Fondation des Amis du Musée Jenisch, en 1985, puis, en 1988, de la Fondation à la mémoire d’Oskar Kokoschka, dont il prend la tête en 2003. En 1989, c’est au tour du Cabinet cantonal des Estampes de s’installer dans les locaux du Musée Jenisch. En 2004, Bernard Blatter quitte la direction du musée. Il continue à exercer des responsabilités dans diverses fondations culturelles de la région lémanique et reste président de l’Association Arts et Lettres, dont il avait d’abord dirigé la section Expositions. Il reste aussi actif en tant que conférencier. Bernard Blatter s’est éteint en 2009.

Farhad Ostovani est né dans le nord de l’Iran, à Lahijan, en 1950. Il commence à peindre à l’âge de douze ans. Il entre en 1970 au département des Beaux-Arts de l’Université de Téhéran avant d’intégrer l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris cinq ans plus tard, après sa première exposition en 1973 à l’Institut Français de Téhéran.
En 1994, il se lie d’amitié avec Yves Bonnefoy et Bernard Blatter et s’intéresse aux éditions. Il reçoit en 2014 le Grand prix de bibliophilie (prix Jean Lurçat) de l’Académie des Beaux-Arts pour We talked between the rooms, poésie d’Emily Dickinson traduite par Yves Bonnefoy. Son site Internet.

« Et les œuvres de Farhad dans les premiers temps de son travail à Paris sont elles-mêmes la preuve que son regard de peintre n’était alors nullement requis par l’aspect extérieur des choses, couleurs et formes, jeux des couleurs dans les formes, dissolution du souci de l’être dans celui de la composition du tableau, comme ce fut le cas à travers l’histoire de l’Occident chez tant de peintres même paysagistes. Mais ce qu’il faut remarquer aussi, c’est qu’elles montrent que le risque que je disais presque fatal quand on cherche à signifier la présence comme telle existait bien aussi chez ce jeune peintre. » Yves Bonnefoy

Presse

Note de lecture de Pierre-Henry Frangne, in « Critique d’art » (cf. fichier PDF).

Frangne / Osovani

Extraits

RENCONTRE AVEC BERNARD BLATTER (Farhad Ostovani)

Comme j’entrais dans la galerie un soir d’octobre, Frank vint vers moi et me dit : « C’est bien que vous soyez venu aujourd’hui. Il y a quelqu’un ici qui va et vient devant vos peintures et pose un tas de questions sur vous. Il est bien ici depuis presque une heure. » Juste à ce moment-là, un homme remontait l’escalier conduisant au sous-sol de la galerie : un homme grand, mince, en costume sombre, avec un visage anguleux et d’abondants cheveux noirs. Avec quelque chose de passionné dans le regard, il s’approcha et se planta devant moi. En se tenant très droit. Il était si grand que je devais vraiment lever les yeux pour bien voir son visage. Il commença par me demander : « Vous connaissez Rûmî ? », « Vous connaissez Khayyām ? », « Et Sohrawardi ? ».

Je fus très surpris de l’entendre égrener si facilement les noms de ces poètes et philosophes persans. « Du mieux que je peux, répondis-je. Bien sûr, ils m’appartiennent, ils font partie de ma culture. Mais vous, comment les connaissez-vous ? » Telles furent les premières paroles que nous échangeâmes, Bernard et moi.

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Dès lors, Vevey occupa une place importante dans ma vie et, bien sûr, j’y rencontrais de plus en plus souvent Bernard, qui lui-même venait assez souvent à Paris pour son travail. Quand il y était, nous nous arrangions pour déjeuner ou dîner ensemble. Je découvrais en parlant avec lui que nous avions les mêmes goûts en musique et en peinture.

Pendant ces années-là, je travaillais à ma série intitulée Variations Goldberg en les écoutant (presque tout le temps, je crois) dans l’interprétation de Tatiana Nikolaïeva. Je fis connaître cette version à Bernard, qui m’en révéla d’autres. Une nuit, à Vevey, après un dîner au restaurant, tandis que nous roulions en direction de son appartement à Montreux, il me fit écouter la version de Wilhelm Kempff. Comme nous étions presque arrivés, il arrêta la voiture tout près du lac et nous écoutâmes toute l’œuvre en silence, sans dire un mot. Quand la dernière note fut jouée, il redémarra et nous allâmes jusqu’à chez lui. Nous savions l’un et l’autre ce qu’est le silence, nous savions sa richesse et apprécions sa valeur en musique, parfois aussi dans la conversation.

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D’UNE MONTAGNE À L’AUTRE (Bernard Blatter)

C’est en 1994, lors d’un séjour à Paris, que je découvris par hasard l’œuvre de Farhad Ostovani. Guignant au travers de la vitrine d’une galerie de la rue de l’Échaudé, j’aperçus, accrochée aux murs, une série de petites montagnes qui semblaient me faire signe. J’entrai donc et, découvrant ces merveilles, j’eus l’intuition que leur auteur ne pouvait qu’être proche des isràquìyùn, que l’étrange nostalgie qui émanait de ces œuvres était parente de celles de Rûmî, de Sohrawardi ou d’Attar.

M’enquérant auprès du galeriste des origines de ce peintre, dont j’entendais le nom pour la première fois, j’appris qu’il était d’origine iranienne. Or, voici que peu après entre l’artiste et qu’au fil de la conversation qui s’engage, se tisse une relation d’autant plus profonde qu’il s’avérera par la suite que mes pressentiments étaient fondés, que nous partagions des admirations communes et que la musique des mêmes vers berçaient nos mélancolies. De cette rencontre naquit une amitié si profonde que, depuis lors, nos cheminements ne cessent de se croiser et de se recroiser avec, en partage, la quête d’une même lumière.

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Au fil des ans, le regard grave, presque nostalgique d’Ostovani, s’est mué en une vision qui, en renouant avec les mythes fondateurs de l’ancien Iran, parvient à dépasser les troubles de l’âme d’ici-bas pour nous reconduire au monde de l’esprit. Ainsi en est-il d’une très grande toile récente dont le sujet n’est autre que le Grammont, sommet que j’aperçois chaque jour de ma fenêtre et que je croyais connaître jusqu’ici. Or, voici qu’en le peignant, Farhad en a fait une montagne sacrée, j’entends par là le lieu d’une révélation ou, plus exactement, celui où, au travers d’une conversion intérieure, l’être s’en retourne vers celui qui l’a originé, en répondant à l’appel de ces hauteurs dans lesquelles les neiges éternelles semblent se faire annonciatrice des dévoilements de Sa lumière.

Avec ces immenses surfaces de gris bleuté dont les couches successives dissimulent les aspérités trop concrètes des flancs de la montagne, le peintre nous fait errer dans un espace qui, insensiblement, entraîne notre regard à s’élever vers ces blancheurs embrumées qui couronnent sa cime. La lecture qui nous est ainsi proposée requiert une contemplation patiente dans laquelle toute certitude est abolie. Et, par cela même, cette peinture pacifiante et pacifiée nous invite à partager une sérénité empreinte de gravité qui doit tout à la majesté des accords qui s’en dégagent…

Feuilleter… Ce que dit le silence

Esperluette

Compagnonnage, dialogue, influence réciproque, affinité ou sympathie : il n’est pas rare qu’un écrivain et un artiste empruntent des voies convergentes, qui s’interceptent pour mieux se poursuivre. En rapprochant deux œuvres et deux individus au travers d’entretiens, d’essais ou de correspondances, chaque titre de la collection « & » révèle les liens féconds qui attachent des modes d’expression artistique tantôt parents et tantôt dissemblables.

Mentoring, dialogue, reciprocal influence, affinity or sympathy : it is not unusual for a writer and an artist to follow convergent paths, crossing each other to better go on. By bringing together two works and two people through interviews, essays or correspondences, each title of the collection “&” reveals fertile links that bound together modes of artistic expression, sometimes related, sometimes dissimilar.