La photo brute

Les « photographes bruts », selon Michel Thévoz, ont pour particularité de rater leurs clichés chacun à sa manière – et c’est un ratage réussi, qui met en évidence le fonctionnement de ce formatage culturel de nos images et, consécutivement, de notre perception.

Date de publication : 20 octobre 2023
Format : 11,5 x 16 cm
Poids : 150 gr.
Nombre de pages : 192
ISBN : 978-2-85035-135-8
Prix : 8.5 €

L’appareil photographique a été conçu pour produire une image conforme aux normes figuratives issues de la Renaissance. Cette hérédité culturelle le rend en principe inapproprié à l’Art Brut, ce « déchaînement d’ingéniosité et d’innovation » qui fait dérailler les normes esthétiques, selon Jean Dubuffet. Cependant, les « photographes bruts » ont pour particularité de rater leurs clichés chacun à sa manière – et c’est un ratage réussi, qui met en évidence le fonctionnement de ce formatage culturel de nos images et, consécutivement, de notre perception. Ainsi l’« effet de réel », prioritairement imputable à la photographie, peut-il être perturbé par la folie, la maladresse, la perversion, la superstition, la cécité même. Telle est la contre-perspective adoptée dans cet ouvrage sur une créativité séculaire, mais généralement anonyme, modeste, si ce n’est clandestine, récemment mise au jour en études photographiques.

Les auteurs

Michel Thévoz est né en 1936 à Lausanne. Philosophe et historien de l’art proche de Dubuffet, il a été conservateur de la Collection de l’Art Brut depuis sa fondation en 1976 et jusqu’en 2001. Il a publié une trentaine d’ouvrages, notamment sur l’art des fous, le suicide, le spiritisme, l’infamie, le reflet des miroirs, la pathologie du cadre et le « syndrome vaudois ».

Presse

Florence Andoka, Lacritique.org
Marc Donnadieu, The Art Newspaper
Étienne Dumont, Bilan.CH
Jean-Paul Gavard-Perret, Le Salon littéraire
Marc Lenot, Lunettes rouges
Fabien Ribery, L’Intervalle
Yves Tenret, Bon pour la tête

Donnadieu Thévoz photo brute The Art Newspaper
Tenret Art Brut Bon pour la tête

Extraits

« Less is more : ce pourrait être la devise des artistes bruts – assortie d’une apologie de la déglingue. C’est bien parce qu’elle dysfonctionne que nous nous intéressons à la photo brute. Dubuffet l’avait déjà constaté dans ses expériences musicales : il était de toute importance de ne pas maîtriser l’instrument. Il savait que la virtuosité a surtout des effets négatifs : elle épure, elle aseptise, elle oblitère la fabrication du son, les contractions pulmonaires, la gymnastique buccale, la mécanique digitale, les résistances et initiatives de l’instrument, elle revient à jeter l’eau du bain avec le bébé, c’est-à-dire à perdre l’essentiel. Il en va de même pour la fabrication de l’image. Aujourd’hui, Monsieur-tout-le-monde braque son smartphone avec la rapidité du cow-boy qui dégaine, plus rien ne lui échappe ; la photo numérisée se régule d’elle-même, elle est désespérément « réussie », elle couvre la totalité du réel à l’instar de la carte de l’empereur de Chine ; c’est dire qu’elle se résorbe dans sa propre inflation, et qu’elle réduit tautologiquement le réel à « ce qui est photographiable » : « Tout est consommé » : le Christ ne croyait pas si bien dire : « faire » le Prado ou les châteaux de la Loire ne laisse que le temps de photographier, c’est-à-dire de différer ad aeternum le contact visuel – application obscurantiste de la différance derridienne, en quelque sorte. La perception, disait Freud, doit être considérée non pas comme un enregistrement mais comme un système de protection contre le réel ; comme si elle n’était pas encore assez sécuritaire, la photographie la seconde en tant que dilatation supplémentaire de l’acte de voir. (...)
On doit dès lors créditer le photographe « brut » d’un certain « bougé » signalant un retour du refoulé, et l’assimiler mieux que jamais au casseur de noix de la nouvelle de Kafka, d’une maladresse tellement démonstrative qu’on lui apportait des tonnes de noix à casser rien que pour l’observer. C’est un amateur qui rate ses photos, mais qui réussit son ratage, pour ainsi dire, parce qu’il insiste benoîtement sur la parallaxe que les professionnels ont appris à corriger – à l’ère du numérique, je prends ce terme de « parallaxe » dans un sens non pas optique, non pas seulement photographique, mais idéologique, ou plus précisément contre-idéologique, comme l’entend Slavoj Žižek dans l’ouvrage éponyme : un angle d’approche en discordance avec la doxa, et qui vient contrarier l’effet de réel photographique, précisément. Si le fétichisme, c’est l’effacement d’une genèse, comme Karl Marx nous l’a enseigné, c’est la genèse même du fétichisme que la maladresse et le sous-équipement font opportunément ressortir. Ainsi, le « bougé » ou le manque de netteté peuvent bien être perçus comme une insuffisance objective ; mais, d’un autre côté, ils témoignent de l’acte photographique, ils assortissent le « ça a été » d’un « j’y étais » plus performatif que celui du touriste, c’est une manière d’entrer dans le champ, d’apposer sa signature et de reterritorialiser le cliché.
À ce propos, on insiste beaucoup sur l’hérédité culturelle de l’appareil photographique, sur son idéologie infuse, sur le codage spécifique des données optiques, surtout depuis leur numérisation ; d’un autre côté, on invoque la garantie d’objectivité qu’il offre en tant que machine d’enregistrement. Dubuffet, avons-nous vu, balançait entre le rejet d’un dispositif tendancieux et le recours à un outil documentaire. Au fait, la représentation photographique est-elle ou non en discordance avec la vision directe ? Le fait que la « lecture » d’une photographie requière un apprentissage de la part de l’enfant comme jadis du « primitif » semblerait confirmer l’hypothèse du codage (un petit enfant identifie mieux un objet dessiné que photographié) ; d’un autre côté, on sait que l’appareil a été conçu sur le modèle de la camera obscura, elle-même en isomorphie avec l’œil anatomique. (...)
Revenons au parallèle avec la musique, dont Dubuffet, pianiste de jazz et batteur amateur dans sa jeunesse, a commencé par tirer la leçon. Au début du XXe siècle en Louisiane, il arrive que des travailleurs noirs, qui n’ont pas encore été totalement sevrés de leur culture d’origine, et dont on détecte les dons musicaux, soient engagés dans des orchestres, avant d’en être exclus par la loi ségrégationniste Jim Crow. Il leur reste entre les mains les instruments et la technique instrumentale qu’on leur a octroyés. Mais ce sont des instruments « blancs », fabriqués conformément à la gamme tempérée occidentale pour produire de la « justesse » harmonique, tout comme les appareils photographiques sont faits pour produire de l’image académique. Pour Louis Armstrong, Miles Davis ou Thelonius Monk, c’est évidemment une incitation à jouer « faux », à « négroïser » le dispositif (je prends des risques !), à réincarner le son, à insister sur la machinerie mécanique, pulmonaire et labiale, à jouer de la fameuse médiante « blue note » qui met en question le tempérament de la gamme, et, de fil en aiguille, à inventer le jazz – cela pour dire qu’il y a dans la photographie brute comme dans le jazz une composante criminelle. » (Ratage)

Studiolo

Une collection de « livres de poche » (petits formats, petits prix), consacrés à l’art. Des livres illustrés, rééditions d’ouvrages épuisés ou publications inédites. Monographies, écrits d’artistes, essais.

Studiolo is a collection of “paperbacks” that immortalizes texts by contemporary writers about artists. It includes illustrated books, reprints of out-of-print works and new publications.