« Aumaille » viendrait du latin animalia, qui désigne les grands animaux, ceux de la ferme, et renvoie en écho à l’anima, à l’âme. Laumailler c’est en même temps le nom de jeune fille de la grand-mère paysanne, longuement évoquée en ces pages, qui avait charge de l’entretien du cimetière du village. Ne serait-ce donc pas aussi un dérivé de « lamer » : « couvrir d’une pierre tombale » ?
Plein de ces recoupements de la mémoire intime, celle des jours passés à la ferme de ses grands-parents, et de la mémoire collective, transmise dans le parler, les gestes et les choses, le récit de Kristell Loquet ne cherche pas, quant à lui, à sceller le tombeau des défunts proches et à adresser un adieu à un mode de vie en déshérence. S’il les scrute si intensément, ce n’est pas déploration du passé, mais volonté de réincarner cette âme vivace et de la perpétuer à l’avenir.
Tendu entre jadis et demain, l’enfance et l’enfantement, ce récit sans capitales ni points finaux, émaillé des dessins de Daniel Dezeuze, est de fond en comble un récit de transmission.
Présentation par l’auteur : L’Aumaille est le récit de quelques souvenirs d’enfance qui racontent la place que mes défunts proches occupent dans ma vie. Ce récit n’est pas celui d’une vie passée avec des fantômes, mais plutôt la tentative de faire revivre mes proches et les « décors » qui les ont entourés et qui m’ont vu grandir.
L’écriture est précisément la possibilité de faire resurgir de la mémoire ce qui semblait effacé depuis longtemps. En mourant, en quittant leur vie, mes proches m’ont permis de faire revivre des bribes de la mienne.
J’ai plongé dans ma mémoire comme Alice dans le terrier du lapin blanc et, au fur et à mesure de cette descente dans les profondeurs du souvenir, j’ai croisé des êtres, des animaux, des paysages, des objets de toutes sortes qui m’ont aidée à formuler une petite histoire ou représentation de la campagne, de la condition paysanne, du corps féminin paysan, de mon corps féminin présent, des croyances populaires, du bon sens commun, tels que j’ai pu les percevoir depuis mon endroit, ma sensibilité.
Mais il ne s’agit que de bribes saisies au vol de la mémoire, que de fragments arrachés à un horizon toujours fuyant de la pensée, et ce récit est donc un peu sans début ni fin. C’est ainsi qu’il ne comporte pas de lettres capitales ni de points finaux. J’ai voulu donner un sens graphique à l’enchaînement des séquences du souvenir : comme si le temps qui passe allait plus vite que moi et que seule une écriture sans pause et construite comme une succession de flashs lumineux pouvait rendre compte un tant soit peu de cette course sans fin.
Les auteurs
Né en 1942 à Alès, en France, Daniel Dezeuze est un des membres fondateurs du mouvement Support/Surface dans les années 1970. Son travail s’articule autour de la remise en question de la peinture, de la cimaise et de l’espace. S’appropriant une grande variété de techniques, l’artiste s’est inscrit dans une relecture de l’art américain, abstrait ou minimaliste, tout en expérimentant sans cesse des matériaux considérés comme pauvres tels des filets, grillages, bois, tissus ou métaux.
Née en 1978, Kristell Loquet dirige les éditions Marcel le Poney. Elle est aussi l’auteure du Chant des cigales (Tarabuste, 2003), L’Hommaille (Tarabuste, 2015), Sous l’obscurité de mon manteau (Le Dernier télégramme, 2018), Nuit de notre amour (Les Venterniers, 2020). Elle collabore avec Jean-Luc Parant à propos duquel elle a écrit de nombreux textes.
Presse
Jean-Paul Gavard-Perret, Le littéraire.com ; De l’art helvétique contemporain
Gérard-Georges Lemaire, Visuelimage
Christian Rosset, Diacritik
Bernard Teulon-Nouailles, L’art-vues
Extraits
à table on ne parlait que des plats qui arrivaient les uns après les autres, comment les a-t-on préparés, où a-t-on acheté les ingrédients, quelle recette a-t-on utilisée, quels ingrédients a-t-on choisis. est-ce que c’est meilleur que la dernière fois, est-ce que c’est moins bon, quel prix a-t-on payé pour cela. achat, préparation, cuisson, dégustation, commentaires de satisfaction ou d’insatisfaction. et chaque nouveau plat servi interrompt à nouveau le fil de la conversation, chaque nouveau plat est une cassure, une brisure dans le langage. on ne sait plus où on en était, qui parlait. de quoi parlait-on au juste. et on reprend n’importe où, passant du coq à l’âne entre le hors-d’œuvre et le plat de résistance, ou parlant sans queue ni tête entre le plat de résistance et le dessert. on aurait voulu que ça ne s’interrompe pas, que la pensée ne flanche pas. on aurait voulu comprendre les articulations des pensées des uns et des autres, leurs articulations les unes aux autres, comme celles des saisons qui les lient entre elles tout naturellement, sans faire l’expérience de ces vides, de ces absences ressenties comme des manques
à la fin de son repas, le grand-père, quand il prenait sa gnôle des jours de fête après le café et qu’il lui en restait quelques gouttes au fond du verre à liqueur, au fond de sa petite coupe, il se les renversait ces gouttes avec sa main droite dans le creux de sa main gauche et il se frottait alors les deux mains avec vigueur de ce liquide intense en degrés, usant de celui-ci comme d’un désinfectant. c’était unique. maintenant ça s’perd, tout ça s’perd. oui c’était unique cette façon de laver ses mains à la fin du repas, à la fin des conversations. cette façon de laver les derniers mots prononcés et de les faire disparaître dans un mutisme retrouvé, dans un faire où le dire perd sa place, dans un labeur indifférent aux exigences de la parole, indifférent à mes exigences de petite fille qui cherchait à comprendre ces manières de faire et d’être et de dire, si différentes de celles constatées ou entendues à la maison mais si proches aussi
comme si ces manières provenaient d’une filiation si lointaine qu’elles dépassaient un imaginaire commun mais rejoignaient plutôt une sorte de mythe d’avant la parole, d’avant le langage
je te revois, pépère, frotter tes mains de gnôle pour en extraire le silence et j’imagine un homme des grottes frottant ses silex entre ses mains pour en extraire le feu dans la nuit sans paroles
laissons les mots enterrer les morts et les plaindre, laissons le silence faire surgir la vie et la glorifier. c’est ce que je fais souvent, la nuit dans mon jardin, quand j’observe le bourgeonnement d’une clématite que la sève fait croître de jour en jour, presque à vue d’œil. j’aimerais me sentir bien comme dans un corps animal, sans mots. un corps animal couché dans la lumière et la chaleur du soleil, un corps juste en vie et heureux d’être en vie dans l’immensité
mais le corps est incertain, mon corps est incertain. je croyais le connaître. je le croyais machine à me faire exister, éventuellement machine à faire naître l’autre, contenu possiblement en moi. mais l’autre ne vient pas comme si la machine ne fonctionnait pas, comme si celle-ci avait un peu vieilli avant l’heure et qu’elle devait servir à moi seule, à mon seul corps, rendu déjà impuissant par le temps trop vite passé
je n’ai peut-être pas tué l’autre moi-même en moi. cela me permettrait-il de faire un peu de place en moi pour un autre ou une autre que moi
par le récit d’un fait divers – une mère, ayant perdu sa fille, dit : « on m’a pris un morceau de moi-même ». un enfant serait-il donc un morceau de soi. j’imagine la chaîne des femmes qui m’ont précédée comme une suite de poupées ou de tables gigognes. moi-même à l’intérieur de ma mère plus grande à l’intérieur de ma grand-mère encore plus grande à l’intérieur de mon arrière-grand-mère toujours plus grande, et ainsi aussi loin qu’il est possible de se l’imaginer. serais-je donc la plus petite des poupées, celle qui ne s’ouvre pas. celle qu’on ne peut pas dévisser pour en découvrir une autre identique mais réduite à l’intérieur
faire de la place en moi pour une autre que moi plus petite encore, cela me permettrait-il de me rendre disponible enfin, cela me permettrait-il de gagner du temps en moi car le temps finira par manquer