Obstaculaire. Il fallait bien ce néologisme difficile pour qualifier l’élan violent et contrarié qui enfante ici comme ailleurs la poésie de Cédric Demangeot. Nom, comme « ossuaire », ou adjectif, comme « oraculaire », il nomme avec une sécheresse exacte ce singulier appareillage de la parole dont le moteur est l’empêchement, le mouvement la butée, et qui ne fonctionne qu’en se brisant pour laisser voir sa mécanique détruite.
Je dors mal.
Je dégonde la caisse.
La caisse crie.
Je la dégonde encore.
Elle ne crie plus la caisse.
Comment dormir pareil silence.
Les poèmes, souvent brefs, isolés, « dégondés » en effet, atteignent un degré de concentration qui ne laisse debout qu’une échine sonore, une syntaxe disloquée, un enchaînement de mots raréfiés, des indurations d’images. Dépouilles tressaillantes d’un effort de parole qui se rompt sous l’effet de sa propre tension, ils laissent pourtant entrevoir qu’on ne peut révéler qu’au prix de ce déchirement :
À chaque jour une brèche, une crue.
Le réel oublié se déloge – il s’inquiète et respire.
[…]
Minuscule terreur
qui pompe à vide et jette à fond de cale – et silence.
Les cinq sections du recueil sont autant de directions empruntées par cette même quête sous-jacente de « l’inconnaissable ». Intitulées « Obstaculaire », « Les haltes de l’idiot », « Un colloque des débris », « Un raté dans l’étang » et « Ferraille », elles présentent des inspirations et des formes diverses, côtoyant l’aphorisme, le récit, la dédicace ou le poème de circonstance, sans jamais toutefois se départir de cette qualité de parole qui fait de Cédric Demangeot un poète irremplaçable.
Les auteurs
Cédric Demangeot (1974-2021) est l’auteur d’une importante œuvre poétique (derniers titres parus : Un enfer, Promenade et guerre, Flammarion, 2017 et 2021). Il était également traducteur (Leopoldo María Panero, Nicanor Parra, Shakespeare...), créateur de la revue Moriturus et des éditions Fissile.
Deux textes d’hommage par : Claro et François Bordes.
Actes du colloque du CIPM (A. Battaglia, V. Martinez, S. Hoët, E. Tellermann, J. Thélot)
Née en 1956, Ena Lindenbaur a étudié la calligraphie et la peinture à l’école d’art de Stuttgart ; elle vit aujourd’hui dans la Drôme. Ses dessins sont maladroits comme ceux d’un enfant, tremblés comme ceux d’un épileptique, évidents comme ceux d’un fou. « Une démarche où je ne veux pas décider, mais rester dans la possibilité dessin/peinture, figuration/abstraction. » Son site : www.enalindenbaur.eu
Presse
Didier Ayres, La cause littéraire
François Bordes, Artpress
Gérard-Georges Lemaire, Visuelimage
Isabelle Lévesque, Quinzaines
Christian Rosset, Diacritik
Extraits
Inachevés comme la phrase les amants
se partagent le linge et ce raté d’être
et la très seule maigreur
sur le seuil étant deux inquiétudes
dont une panse une tête blessée
d’impossible, et dont l’autre est la bête
impossible en cela caressée : comme contraires
les marées dessinent l’île et les solitudes
s’accointent, se cherchent bas :
fouir est long parmi les miels
minutieux tombés du parfait feu
qui les aura pourvu que vertige aime.
(à Céline)
*
On n’a jamais fini de faire le tour
du monde en solitaire. On fait
le tour du seul et dans le même monde
et cela continue – se continue sans personne.
Ou bien le monde tourne autour du seul
et dans le sens inverse des aiguilles de sa montre.
On n’a jamais fini de faire le tour
des mondes dans la main de l’esseulé.
(à mon père)
*
On n’est pas le tisserand de sa mémoire.
On ne lit pas la trame de sa vie.
La vie c’est Pénéloppe – la gâcheuse – l’illisible
et vivre c’est aimer
ce travail pour son contraire
ou rien.
(à ma mère)