Résonances

Œuvres sans titre, sans auteur, les formes naturelles furent collectées à de nombreuses époques et dans différents lieux du monde. Universelles, elles apparaissent dans la diversité d’usages d’une pluralité de cultures comme les signatures matérielles d’invisibles forces, supports cultuels ou supports de contemplation, traits d’union entre le naturel et le surnaturel, le visible et l’invisible, mais surtout comme l’indice de préoccupations esthétiques. Ainsi Yves Le Fur cherche-t-il à comprendre ce que leur énigme révèle de notre regard sur les œuvres d’art.

Date de publication : 17 février 2023
Format : 11,5 x 16 cm
Poids : 160 gr.
Nombre de pages : 160
ISBN : 978-2-85035-093-1
Prix : 7.50 €

Œuvres sans titre, sans auteur, les formes naturelles furent collectées à de nombreuses époques et dans différents lieux du monde. Universelles, elles apparaissent dans la diversité d’usages d’une pluralité de cultures comme les signatures matérielles d’invisibles forces, supports cultuels ou supports de contemplation, traits d’union entre le naturel et le surnaturel, le visible et l’invisible, mais surtout comme l’indice de préoccupations esthétiques.
De l’homme de Néanderthal aux artistes contemporains, ces objets révèlent les rapports sensibles que nous entretenons avec les formes, les matières, et l’imaginaire lié aux substances naturelles. Séduisantes images venues des profondeurs de la terre, énigmatiques sculptures qui furent traces du vent, geste d’eau, leur réunion ouvre sur une interrogation, celle de la fabrication des apparences par le regard humain.
Par notre regard, une masse confuse ou indéfinissable peut prendre forme. Ainsi, sans qu’ils aient été touchés par la main de l’homme, des objets non taillés, non modelés, bois fossile, cristal et liane deviennent matières à rêver. Leurs formes simples où composites semblent nier toute représentation du réel, mais c’est à celui qui les regarde que revient le privilège de leur donner sens. De même, parfois, faute de repères, notre imaginaire investit totalement les objets-témoins de cultures méconnues. Leurs formes revêtaient, à l’origine, une valeur esthétique, symbolique, rituelle ou autre, qui pour nous, demeure fréquemment hermétique ; elles ne sont nullement silencieuses et constituent un lieu de mystère que le regard s’essaie à décrypter dans le plaisir des jeux de l’imagination. Ces objets, vestiges de cultures souvent inaccessibles, possèdent un pouvoir d’évocation qui affirme leur présence et force notre intérêt, notre mémoire, voire notre émotion, les faisant ainsi pénétrer dans le jeu des rencontres formelles.
Mais nous pouvons disposer encore plus librement des objets de nature, objets sans auteur, car ils nous offrent un espace sans l’affirmation d’un acte créatif autonome. L’absence de repères marque ici l’absence de support dialectique : peu nous importent les circonstances au cours desquelles ces éléments érodés, polis, patinés ou amalgamés se sont transformés en objets. Leur existence
dépend d’un rapport profond avec celui qui les choisit, le regard du collecteur-collectionneur devenant l’acte essentiel, acte de création. C’est lui qui fonde ou qui annihile le pouvoir même de l’objet. Tout est lié à la qualité du regard, au rapport d’éligibilité qui s’établit. Sans doute faut-il quelque attention ou une capacité à être en état de fascination pour pénétrer ces pièces dont la densité et l’opacité font obstacle à une découverte facile et instantanée. C’est à celui qui les regarde qu’il convient de conquérir une expérience exceptionnelle.
Ainsi ces objets permettent-ils de s’interroger sur les fondements de nos choix esthétiques – il n’est pas de regard pur ou objectif – et sur la genèse des œuvres d’art.
Que l’on considère les objets de nature comme étant en deçà ou au-delà de toute notion d’art, leur singularité en demeure saisissante : ils ne gênent nullement la spéculation esthétique, ils la stimulent. Dès lors qu’ils sont choisis, ramassés, donc déviés, pour pénétrer soit dans l’univers du sacré comme chez certains peuples d’Afrique ou d’Asie, ou dans le monde profane des collectionneurs, leur existence première trouve une autre nature.
La diversité de ce type d’objets est sans limite. Il ne s’agit pas pour l’auteur de cet ouvrage d’établir un inventaire ou d’esquisser un panorama des objets de nature présentant quelque intérêt formel, ou suscitant la curiosité. Yves Le Fur se propose non pas de les isoler dans un hypothétique univers de « formes absolues », mais de les situer par rapport à notre regard sur les œuvres d’art.
Les « œuvres » dont il est question ici ont acquis une dimension poétique ou spirituelle. N’est-ce pas notre vocation la plus secrète, transgresser les limites du définissable pour accéder peut-être, à l’intemporel ?

Les auteurs

Yves Le Fur est actuellement directeur du département du patrimoine et des collections du musée du quai Branly - Jacques Chirac. Auparavant, conservateur du patrimoine à la section Océanie au Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie (MNAAO), il a organisé de nombreuses expositions relatives à l’art océanien, africain et américain, notamment, La mort n’en saura rien, reliques d’Europe et d’Océanie (MNAAO, 1999) ainsi que D’un regard l’Autre, Histoire des regards européens sur l’Afrique, l’Amérique et l’Océanie (Musée du quai Branly, 2006) et Cheveux chéris, Frivolités et trophées (Musée du quai Branly, 2012) ou encore Picasso primitif (Musée du quai Branly, 2017).

Extraits

Une main se ferme sur un caillou et s’entrouvre sur une œuvre, admirable, énigmatique.
Curieuses, féeriques, émouvantes, signes divins ou aberrations, les formes naturelles singulières ont avant tout le pouvoir d’interroger. Leur extraordinaire, leur apparence d’intentionnalité dérangent et renvoient à de profonds mystères. Bornes milliaires pour des millénaires de résonances, leur collecte remonte à l’origine du sensible. Elles gisent encore là, portées par le ressac des actions élémentaires qui façonne la matière. Elles prennent vie dans le désir toujours recommencé de l’humain de s’affronter à l’inconnu.
Si aujourd’hui la majeure partie des matières terrestres sont décrites et cataloguées dans les savoirs des sciences physiques, si l’on accorde généralement qu’un regard distrait aux « jeux de la nature », ses « caprices » fascinent toujours, résonnent encore dans l’attention sensible que nous portons aux formes. La réunion de tels objets trace une figure à l’intérieur de laquelle reposer la question de leur statut, où rassembler les éléments de la construction d’une opinion à leur sujet. Elle impose toutefois certaines conditions.
Ainsi, le choix des objets devait avoir comme condition première de n’accepter aucune retouche affectant leurs formes dans une intention artistique, la plupart sont bruts. Que l’on ait brossé des écorces, lavé des pierres ou qu’on les ait coupées et polies pour faire apparaître leurs dessins, ne relève pas de ce genre d’interventions, mais révèle. Révéler la richesse de ces formes et de leurs apparences intéresse également la raison du choix des pierres et des bois, matériaux les plus aptes à subir de multiples transformations. Cristallisations et fossiles ne rentrent que pour une infime part dans une sélection qui rend compte de la liberté des formes, de leur variation, et de leur modelage par les éléments.
Cette diversité est également marquée par les différentes origines des pierres et des bois, dans le temps et dans l’espace, pour les sites et les collecteurs. Elle montre la dispersion d’usages et ne se veut en aucun cas exhaustive.
Brutale, multiple, universelle, la matière se hisse à de nouvelles dignités. Ce qui gisait dans la boue, encombré par l’informe et l’indistinct, ce qui était enchaîné aux lois de la dissolution et de la ruine est soudain distingué, libéré, érigé. Pierres et bois des chemins et des rivages du monde se dressent comme des signes, mais des signes ambigus, comme des œuvres, mais des œuvres incertaines, occupant un espace flou, fertile en questionnements, en rêveries.
Assembler les éléments de construction d’une opinion implique de recourir à plusieurs points de vue. Nous les examinerons à partir de différents témoignages et exemples. Leur fréquence dans l’histoire, leur multiplication dans l’espace montrent les usages de collecte de ces formes, les objets choisis, les interprétations qu’elles firent naître. Leur part de vérité informe, éclaire une approche esthétique élargie, obligée de traverser les champs particuliers des différents savoirs. Ces références légitiment la recherche d’un statut pour ces objets. Cela ne va pas cependant sans précautions, sans la conscience de notre ignorance, ni également, sans l’abandon de jalons séduisants mais peu sûrs.
Il ne s’agit donc pas ici d’égarer par des jugements préconçus, de définitivement intituler, mais d’ouvrir le sens de ces objets en montrant comment ils reviennent régulièrement dans le flux des préoccupations humaines, transfigurés, imaginés, esthétisés, supports de communications entre les individus, de relations avec l’invisible.
La conscience humaine a de tout temps voulu créer dans la matière qui l’environnait des marques et des signes. Balisant un insupportable chaos, elle pouvait de cet espace privilégié convoquer, apprivoiser, communier avec des forces invisibles, dont elle ressentait l’inexplicable présence, élaborer des systèmes de relations cohérentes entre les choses. À l’inconnu répondit la fable, la parole du mythe. De cette connaissance naquirent des sympathies, reconnaissances dans la réalité d’écritures matérielles éparses.
En s’appropriant directement des objets bruts de la nature, des hommes les ont élevés au rang d’objets-signes, quelquefois d’œuvres d’art. Court-circuit où se révélaient crépitants tous les chiffres des forces, ivresse ou long renoncement de s’abandonner à un principe unique dont il suffisait de révéler la signature, paroles de la chair à l’éternité des matières. Il y a là toute la dimension de l’imaginaire essayant son pouvoir sur la réalité, en y confondant ses désirs, de l’intuition juste aux plus extraordinaires interprétations.
Si aujourd’hui se perpétuent les traces de ces élaborations culturelles, les formes naturelles singulières semblent plus particulièrement se désigner à une approche esthétique. La définition de leurs caractères plastiques, si elle ne tend pas à vouloir les substituer aux œuvres d’art, bénéficie de la sensibilité des artistes contemporains à ces formes premières. Moins qu’une rivalité entre art et nature, se montre une fécondité d’échanges. Elle instruit le regard actuel en posant autrement le principe de résonance du volume et de la peinture sur notre sensibilité. Sans renoncer à la surprise et à l’enchantement, elle fait apparaître des œuvres puissantes et modernes dans les bois et les pierres, les mettant au diapason de l’art, ouvrant la multiplicité de leurs signes à tous les possibles esthétiques. On ne parlera plus de formes mais d’œuvres ou de chefs-d’œuvre naturels à portée de chaque regard, vitalisé et enrichi par l’intime expérience de l’harmonie et du mystère de chaque individu.
Rencontres et résonances porteront alors la perception de la beauté des bois et des pierres sur un autre plan, celui des conditions d’approche d’une forme plastique en deux ou trois dimensions et sa « fabrication » par le regard humain. Œuvres sans titre, l’irréfutable présence des formes naturelles singulières laisse libre cours à un jeu ininterrompu de découvertes, d’échanges et d’interprétations.

Studiolo

Une collection de « livres de poche » (petits formats, petits prix), consacrés à l’art. Des livres illustrés, rééditions d’ouvrages épuisés ou publications inédites. Monographies, écrits d’artistes, essais.

Studiolo is a collection of “paperbacks” that immortalizes texts by contemporary writers about artists. It includes illustrated books, reprints of out-of-print works and new publications.