Tout d’abord un dessin de Patricia, auquel Albane répond par un poème. Puis Patricia répond à ce poème par un nouveau dessin. Albane, bien sûr, renvoie un second poème. Et elles ont continué ainsi. 37 dessins et 37 poèmes constituent finalement ce livre : le peintre n’a pas illustré le poète, ni inversement, mais tous deux ont dialogué, conversé, échangé, chacun avec ses armes.
LECTURE DE LUDOVIC DEGROOTE :
Ouvrir un livre, c’est se mettre en chemin. Parfois le titre vous indique une direction, parfois il fabrique une énigme, ou un étonnement : Pelotes, Averses, Miroirs, qu’est-ce ces mots peuvent a priori avoir affaire ensemble ? On ouvre le livre et on tombe sur une aquarelle qui semble vous tendre les mains, entre un oiseau qui s’envole et une tête de chevreuil à l’envers ; on tourne une page, poème : « Si la pluie trop balaye les rues / ce sera jour à traverser / le fleuve, et deux îles : aller / vers des abris, certains et calmes. » Et beaucoup d’emblée est déjà posé, proposé.
Structure : ce livre alterne les dessins – aquarelle, crayon –, parfois reproduits en double-page, de Patricia Cartereau et les poèmes d’Albane Gellé : les uns tressent les autres, on ne sait trop dans quel ordre cela a pu se faire – qu’importe –, mais ils se répondent, sans se répéter, dans une sorte de correspondance qui nous invite à lire puis relire chacun en fonction de l’autre. Thématique : difficile de la saisir sans simplifier ou caricaturer, mais disons que j’ai lu ce livre comme une manière de rupture, d’évasion hors des inquiétudes ou de la brutalité du monde et de la vie, par l’entremise de la nature : végétaux, animaux, arbres et forêts, clairières, oiseaux, chevreuils, chevaux, insectes, ne se présentent pas comme une opposition à l’humain mais comme une proposition de l’accueillir et de lui indiquer un modèle de vie, ou de réparation possible : « Pointe des pieds, cerises vertes, / je reprends ma respiration / parmi les arbres d’une forêt, je me relève / des accidents ». Rien de naïf, au contraire, un regard croisé qui témoigne d’une sensibilité commune : ces deux voix font pelote ou miroir ; rien de démonstratif non plus, ce qui ne réfute pas une façon d’engagement, mais celle-ci passe d’abord par l’imaginaire qu’on trouve dans les dessins comme dans les mots.
À travers ses dessins, Patricia Cartereau introduit du mouvement, même lorsque le décor est statique, comme des troncs d’arbres : ce mouvement est souvent lié à la présence animale, qu’elle soit figurative ou indistincte, ou aux réseaux – attirants ou inquiétants – que développent des végétaux, mais il peut aussi être associé à de l’humain : des jambes ou des mains semblent chercher à entrer dans ce double espace du dessin et de la nature, sans qu’on démêle si c’est un désir de leur part ou s’ils y sont invités. L’artiste introduit du lien entre les motifs, les matières et les couleurs qu’elle utilise : la subtilité et la dilution de celles-ci, souvent vives, créent des consistances variables qui évoquent la mobilité, ou le crayon qui souligne ou rompt, par exemple dans ces pelotes de pierre noire sous des pieds-sabots de rose : la dynamique s’en trouve accrue par les jeux multiples de matières, de gestes et de couleurs.
Dans ses poèmes, Albane Gellé pose un univers qui est à la fois le sien et propre à croiser celui de l’artiste. À partir d’éléments de la réalité, même minces, la part de l’imaginaire est forte ; il ne s’agit pas de la nier ou de refuser les « accidents » ou les « accrocs » mais de chercher une forme d’enrichissement intérieur dans les possibles qui l’offriraient et dont l’issue serait confiante, rassurante : « Au réveil je me souviens / de mes éclats de rire ». Fenêtres, rêves éveillés ou endormis, qu’importe, pourvu qu’ils fassent du bien. Les déplacements métaphoriques, les rapprochements inattendus, de même que de légers décalages entre la syntaxe et le vers introduisent eux aussi du mouvement : il ne s’agit pas de créer du désordre ou de brutaliser la langue, mais de déplacer ce qui peut l’être pour le libérer : « Il faudra trouver / des gestes d’antilope, des sabots un peu sauvages, / sentir comment la terre / dessous respire ».
Je voudrais terminer en évoquant deux poètes et deux poèmes auxquels j’ai pensé en lisant et relisant ce livre. Baudelaire, Correspondances : dans Pelotes, Averses, Miroirs, cela joue à double titre : à cause de la correspondance entre le travail de Patricia Cartereau et d’Albane Gellé, mais aussi à cause de la lecture plurielle de la réalité : « La Nature est un Temple » écrit Baudelaire, et on sait le réseau secret et sacré qu’il évoque ; au fond, dans cette attention privilégiée que permettent le dessin ou l’écriture poétique, il y a cette possibilité de révéler un imaginaire, un ailleurs, par quoi ou par où l’on serait davantage, densément, plus proche du monde et de l’humain à la fois, jusqu’aux « forêts de symboles » que pourrait évoquer tel dessin ou telle allusion poétique. Rimbaud, Sensation : le poème est en grande partie au futur simple – comme chez Albane Gellé – : il met en œuvre un projet : le départ, l’évasion ne se départissent pas d’un imaginaire qui rend possible cette concentration du moi grâce à une véritable immersion dans la nature, concentration qui permet son redéploiement et l’accès à l’essentiel, à la vraie vie.
Ouvrir un livre, c’est se mettre en chemin. Celui que propose Patricia Cartereau et Albane Gellé, est fait de pelotes réconfortantes, de miroirs par-dessus les averses, semé de dessins et de poèmes, autant de petits cailloux qui nous mènent là où nous pouvons aller, que nous ne connaissions pas et que nous ne connaissons pas encore, puisque fermer un livre, c’est se donner la possibilité de continuer son chemin.
Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre.
À l’occasion de la parution de ce livre, Patricia Cartereau a créé une gravure.
Les auteurs
Le paysage est au centre de mes recherches : j’arpente, je contemple, souvent je collecte. J’aime chercher les traces : des empreintes lavées du passage des animaux, des indices du passage des hommes, des marques du passage du temps.
Je marche beaucoup lorsque je me prépare à peindre ou à dessiner. Étant non seulement dans une attitude contemplative, mais aussi et surtout dans un déplacement actif, je marche pour appeler les images.
Mon travail est fait de strates et d’empilements. S’établissent des liens fictionnels et subjectifs entre les différents motifs, qu’ils soient minéraux, humains, animaux, végétaux. Il s’agit d’entrouvrir des paysages en les mêlant à des éléments intimes et imaginaires.
Je vis dans la région nantaise, j’y travaille mais aussi ailleurs.
J’expose régulièrement dans des musées, des centres d’art.
Le site Internet de Patricia Cartereau.
Depuis l’enfance : écrire, et des animaux tout autour de mes mots. Des poèmes, et des chevaux, tout près de moi, à mes côtés. Des appuis solides et sûrs. Avant de me mettre à crapahuter dans les phrases, en général, je trouve les mots qu’il me faut, ce sont eux en quelque sorte qui me disent ce qui va s’écrire, ce que j’ai à écrire. Ils sont comme des petits cailloux qu’on peut tenir dans la main et je sais que grâce à eux je ne pourrai pas me perdre. Je les trouve n’importe où les mots, dans la forêt, dans les livres, dans mes souvenirs, dans mes oublis, dans mes nuits, mes jours, dans le silence et dans l’amour, dans les dessins des artistes, dans les musiques. Je les attrape au vol, et puis je passe du temps à les lancer, à les poser, à les voir se rencontrer sur la page, ils m’indiquent des directions auxquelles je n’avais pas pensées, ils me surprennent, ils m’apportent de l’air et ça tombe bien, j’ai toujours l’impression d’en manquer.
Les chevaux sont toujours là, eux aussi, on respire assez bien tous ensemble, les mots, les chevaux, et moi.
Elle a notamment publié : Quelques (Inventaire/Invention, 2004), Je tu nous aime (Cheyne, 2004), Je, cheval (Jacques Brémond, 2007), Bougé(e) (Seuil, 2009), Si je suis de ce monde (Cheyne, 2012), Souffler sur le vent (La Dragonne, 2015), Sais-tu (Faï Fioc, 2016).
Le site d’A. Gellé.
Presse
Articles de Philippe Chauché (« La cause littéraire ») ; Thomas Demoulin (« Recours au poème ») ; Jean-Paul Gavard-Perret (« lelittéraire.com » ; « De l’art helvétique contemporain » ; « Carnet d’art ») ; Claire-Neige Jaunet (« Mobilis »).
Articles de Jacmo (« Décharge ») : Isabelle Lévesque (« La Nouvelle Quinzaine littéraire ») ; Christine Plantec (« Le Matricule des anges ») ; Thierry Romagné (« Europe ») : voir fichier PDF ci-après.
Extraits
Si la pluie trop balaye les rues
ce sera jour à traverser
le fleuve, et deux îles : aller
vers des abris, certains et calmes.
Une seule aiguille fera ses tours de cadran
pendant que loups, sous des cascades,
pendant que nous, nos décollages
(de toute façon j’attraperai ce que tu lances, tu reviendras).
//
Des portes flottent, j’enjambe lacs,
sur mes épaules le poids de l’eau,
à s’ébrouer longtemps.
Pierre après pierre je démonte
les toits dessus toutes les têtes,
je pile devant quelques comètes.
//
De bon matin lichen s’étend,
sans chien d’aveugle,
en promenade de coquillage.
Guettant lever d’horizon clair, une envolée,
quelques accrocs dans la doublure,
je marche sur le toit d’un train.
Tout ce qui chute.
//
Mes courants d’air, racines vibrent,
traversent une peau fine et solide.
J’ouvre la fenêtre, dans un sommeil
d’oiseau, les maisons se vident
palpitent, coulent, crient au secours,
je me retourne.