Un échafaudage permanent de conteneurs qui se balancent à hauteur d’immeubles entre les pinces des portiques. Dans les grincements des poulies et les effluves de cambouis. Docks et dockers. Le corps à l’épreuve du fer. Un ballet de cavaliers hauts sur pneus alimente les grues qui alimentent les plateformes des porte-conteneurs. C’est mécanique parallélépipédique tendu précis comme un poème. L’accès aux ports comme un chemin pour le poème. Le poème conduit au risque de la technique pour creuser son effet de balancement sur le quai la page. Un poème-portique s’écrit. Les mots sont dans les boîtes. Chaque boîte fait un poème. Le poème-portique visite le monde et l’histoire cherche la langue des ports. Ne marchande pas. Le porte-conteneur fait glisser le poème. Le portiqueur cherche l’ange. Le peintre l’accompagne. L’élévation du geste jusqu’au pourtour des grues.
La prière d’insérer de FRANÇOIS BON :
Qui de nous pour ne pas être fasciné à la géométrie des ports ? Nous savons reconnaître et saluer de longtemps la beauté des villes, la beauté de l’objet industriel, la puissance fabuleuse de la mer. Mais que nous déambulions sur un port, et tout se rejoint. Le bateau est ville, la grue attrape le ciel, la main de l’homme est dans le moindre arrangement nécessaire ou à l’abandon des couleurs et des choses, et chaque barque ou chalutier ou cargo est en soi un monde, emportant comme la totalité de l’humanité à son bord, sous l’horizon qui de toute façon le dépassera. Le port est cette jonction. Et c’est pour cela que chacun dispose de ses ports intérieurs, et c’est pour cela que nous les arpentons, grands ou petits, ici ou à l’autre bout des quais du monde, comme une ancienne retrouvaille. Mais comment écrire ce sentiment intérieur livré à l’ouvert, et riche de sa complexité, bois et fer, couleurs et toiles, ciel et humanité repliée, souvent meurtrie de sa propre histoire. « J’ai toujours baissé les yeux devant la mer », dit Jacques Moulin, ou bien « j’ai cheminé dos à la mer », mais à condition que ce soit « pour faire entrer la mer en soi ». Cela ne définit pas le projet, mais cela le contextualise : la mer intérieure dont chacun de nous dispose, c’est celle de l’enfance. La mienne est de digues et marais, et la vie ouvrière de ceux qui cultivent la vase, règlent les écluses. La brisée claire des falaises de Normandie m’a toujours été aussi étrangère que l’impossibilité de marée aux pieds des villes en gradin de Méditerranée. Et pourtant, d’un seul mot ici dans cette suite de fragments qui sont chacun comme leurs propres brisants (« je viens d’un pays où chaque jardin se dépose aux brisants »), il me semble que c’est tout ce silence intérieur de la rêverie à marcher sur les quais du port, n’importe quel port et tous les ports, que je retrouve avec mon propre bloc d’enfance, quand avec père et grand-père on allait récupérer les treuils des mytiliculteurs de l’Aiguillon-sur-Mer chez Fumoleau, à « La Ville-en-Bois », comme on nommait ce quartier en bout de La Rochelle qui était voué à l’industrie de la mer. Un texte qui tient, cependant, ne se résume pas à son projet ni à son principe. Il ne suffit pas d’aimer. Ici, c’est la fragmentation qui crée la marche, la narration comme éparpillée, toute livrée à la présence des choses. On a souvent cela dans ce grand livre avec petit port breton dans les pages, qu’est Dire I & II de Collobert, comme Jean Rolin, avec un tout autre principe narratif, fait de la prose de son Terminal Frigo une déambulation elle-même langue et géométrie. Ici, c’est du côté de Tarkos qu’on cherche la granulosité de la langue : ne jamais la laisser se recomposer comme image, parce que l’image alors se substituerait à cette présence des choses, liée seulement à leur contexte, et au fait qu’ici sur le port nous ne serons que passager. La rigueur est dans l’émiettement. Que les mots qui disent ce qu’on voit disent aussi le mouvement, impossible de l’écrire : « l’intraduisible en conteneur » parmi mille autres exemples. On écrit cette tâche insatiable d’écriture, qui heurte au plus simple et au plus lumineux, trouve les corps (ici, le « portiqueur » dans sa cabine) et nomme sa propre raison de langue. Ce qu’on goûte à lampées dans le lyrisme continu des versets de Saint-John Perse afflue ici comme gravier de langue, mais c’est bien la même exigence : les acronymes, les inscriptions, le vocabulaire technique et que tout s’efface dans la seule fonction immuable, « mer rouillée » s’il faut. Est-ce qu’on ne reconnaît pas un texte fort à ce qu’il n’est pas en lui-même sa propre terminaison ou finalité, mais vient chercher en vous-même sa traversée vers le dehors, l’écrit alors avec vos images et votre corps mémoire ? Il ne s’écrit ici qu’un mouvement, il ne s’écrit qu’une traversée : le vieux mot « portique » (il est dans Racine) est à la fois l’objet et la matière du port, il est cela dans quoi on passe pour l’en-avant, et la vieille construction humaine de son enracinement sur la terre, devant la mer. Que crissent aussi les mots pour vous dans les haussières.
Les auteurs
Ann Loubert, née en 1978, a étudié la peinture à l’École des Arts décoratifs de Strasbourg. Son travail est en prise directe avec le réel : portraits, paysages, scènes de vie, fleurs… Elle dessine et peint avec le sujet sous les yeux, sans passer par l’intermédiaire de la photo. Sa démarche est double : la pratique nomade du dessin, assidue, quotidienne, lui permet de glaner des images, des moments de vie, par des croquis rapides et instantanés ; la pratique de l’atelier, nécessairement sédentaire, propose une autre temporalité, celle par exemple des temps de pose. Ce travail sur le motif donne une peinture figurative mais allusive, pratiquant l’ellipse, la suggestion, la recherche de lignes épurées. Les techniques et les matières sont choisies pour leur fluidité – aquarelles, encres sans épaisseur… – et permettent de saisir une réalité mouvante, parfois fugace.
Son site Internet.
L’Atelier contemporain a organisé plusieurs exposition de ses œuvres — voir notre rubrique Expositions
Un dossier a été consacré à sa peinture dans le n°1 de la revue « L’Atelier contemporain », et L’AC a édité plusieurs de ses gravures.
[Autoportrait au cœur de bœuf, 2005, huile sur toile, 120 x 80 cm.]
Jacques Moulin, né en Haute-Normandie en 1949, vit à Besançon. Enseignant il a fondé et co-anime les "Jeudis de poésie". Il a publié plusieurs livres de poèmes, notamment : Valleuse (Cadex, 1999), La mer est en nuit blanche (Empreintes, 2001), Escorter la mer (Empreintes, 2005), Archives d’îles (L’Arbre à paroles, 2010), Entre les arbres (Empreintes, 2012), Comme un bruit de jardin (Tarabuste, 2014), À la fenêtre du transsibérien (L’Atelier du grand tétras).
Une bibliographie de J.M.
[Ann Loubert, Portrait de Jacques Moulin, aquarelle et crayon sur papier, 2014, 80 x 60 cm.]
Presse
Antoine Emaz (« CCP »).
Jean-Paul Gavard-Perret (« Salon littéraire »).
Tristan Hordé (« Sitaudis »).
Jacqueline Michel (« Poezibao »).
Angèle Paoli (« Terres de femmes »).
& des articles [fichier PDF ci-après] de : Richard Blin (« Le Matricule des anges » n° 163), Élodie Bouygues (« Europe » n° 1029), Myrto Gondicas (« Phoenix » n° 17).
Extraits
Ça a commencé par une histoire de marchandises De manipulations de charges Un transport de denrées Zénon de Cittium fait naufrage avec sa cargaison Échouage au Pirée À peine débarqué file en direction des colonnades de l’Agora L’Agora c’est aussi une sorte de quai des affaires Peu de discussions métaphysiques ce jour-là Du negotium De l’agitation Agios et dispositions de boîtes en puzzles sur le sol Zénon est venu là se perdre dans le labyrinthe des portiques le rythme obsédant des arcades Le cri du « i » dans les poulies Il arpente l’Agora cou penché comme un bec de grue agacée par la brise de mer Il traverse le quartier du Céramique Déambulations et rencontres Rythmes et nombres Il va bientôt faire école S’adosse aux relations du monde Les idées viennent par les ports Tous les peuples conviennent L’estuaire ouvre l’esprit La mer lui met en bouche mots d’unité et de souffle organique Physique logique éthique Bitume port clos marchandises Zénon se rend au Pœcile au Portique des peintures Le Portique s’élève à bonne hauteur comme une vérité possible La prudence éclairée des grues Vérité relevée vérité révélée On existe là pleinement dans l’encheinure des causes Il rencontre Chrysippe Chrysippe sera son agrippeur son porteur de bât son caleur de forces Réclames et dévotion au négoce Livre-moi tes marchandises que je m’installe avec elles à mon tour dans les docks du port le génie des greniers la rhétorique des ventes le commerce des mots Le poème en commerce Le port comme poétique Le poète est pontier portiqueur passeur de mots Écrit le poème des portiques Pneumatique ou sur rail Balance un peu Débarcadères Emporium entrepôts boutiques Stopper l’effet de mou Bloquer l’effusion Mettre en pièces Stocker Le poème est un port qui s’enclot dans ses boîtes mais brasse à découvert aux jours de la Criée D’aucuns diront curée Grands bras des engins de levage Et vos muscles portefaix qui donnent sens aux grues pour salaires d’infortune Gare à ceux qui lambinent sur le môle s’attardant à leur pot de lentilles loin des débardeurs de mortier La tempête s’éloigne L’Académie ennuie La Vénus de Milo est sans bras Pas d’aile à l’échoué messager pour monter une ville mais un degré de poutrelle qui donnera la pente puis le songe pour le faire Le portique a poitrail de taureau et souffle sa vigueur à la face du monde Il s’agit de s’établir De grimper aux portiques De faire grincer les mots Grincement Grincement sur les mots des portiques La grue est droite dressée vers le ciel À sa portée la lune Elle est le lieu même des fers arcbouté S’appuie sur un pied toute pour se tendre S’étire sans fin la nuit S’ancre aux étoiles Curieuse mécanique que celle des portiques glissant sur voie ferrée Quarante mètres de vide soutenu par un jeu de poutrelles depuis l’arête des quais Au travail la flèche du portique est horizontale Une poutre géante sur laquelle on accroche l’appareil à saisir pour dominer de l’œil et des pinces la masse lourde des boîtes L’érection c’est pour après Ossature en plein ciel quand redressé le membre ayant tout donné repose ainsi accroché Son bonheur est à quai comme au ciel Bon pour l’appareillage