Dans Le Bestiaire de Marcel Broodthaers, figure majeure de l’art post-duchampien dont on célébrera le centenaire en 2024, un réseau secret de correspondances relie les animaux réels ou imaginaires qu’on croise au fil des pages : l’abîme, l’agneau, l’aigle, l’alcoolique, le banquier, le bœuf, l’huile et le vinaigre, la mer, le rhinocéros… Leur seule énumération communique déjà une joie venue de l’enfance, joie de semer le désordre dans les catégories ordinaires.
Présentations par Jean Daive et Maria Gilissen-Broodthaers
Le travail de Jean-Louis Bentajou - sa pensée en peinture - est une traversée de « l’Insaisissable » dont le foyer vivant est la couleur. Conscient de ce qui se perd dans le passage vers l’image lorsque la peinture privilégie le modèle et s’y enferme, Jean-Louis Bentajou oppose résolument un acte libéré de tout asservissement au motif pour rejoindre « le présent qui vient et se retire ». La main de l’artiste déjoue ainsi le piège de l’œil pour recréer, entre ses touches, l’événement primordial où vibre la couleur, réinstaurant un rapport sensible au monde au-delà de toute forme arrêtée. S’ouvre alors un espace profond où le dedans du corps rejoint l’extériorité : un « intérieur-toujours-plus-loin », un « horizon-comme-soi-même ».
Les dessins d’enfant permettent-ils de retracer les fondements d’une œuvre à venir ? Peut-on les considérer comme l’enfance de l’art ? Rien n’est moins certain, tant les choix individuels et les partis pris d’un artiste ne se dégagent que lentement des archétypes propres aux dessins d’enfant. Philippe Comar n’est guère porté à leur attribuer plus d’attention qu’ils n’en méritent, mais il tente de saisir ce qui, dans ses premières expériences graphiques, a nourri sa pratique actuelle de dessinateur. À travers ses souvenirs, qui pour certains remontent au plaisir d’apprendre à tracer des lettres sur un cahier d’écolier, il montre comment le dessin s’est imposé à lui comme un moyen de connaître le monde, d’y adhérer, de le vivre plus poétiquement.
(Préface de Stéphane Guégan)
Portrait en fragments invite à une nouvelle exploration de l’univers foisonnant de l’artiste monténégrin Dado (1933–2010), découvert par Daniel Cordier et Jean Dubuffet peu après son arrivée en France en 1956. Organisé autour de thématiques essentielles pour appréhender l’une des figures les plus singulières de l’art de la seconde moitié du XXe siècle, l’ouvrage a été conçu et annoté par sa fille, Amarante Szidon, à partir d’enregistrements, pour la plupart inédits, réalisés en 1981 et 1988 par Christian Derouet.
Essai d’un homme de la lettre converti à l’image, Le Désir de voir retrace une initiation au regard pictural. Intitulées « Voir dans le noir », « L’instant de voir », « Voir en rêve » et « Manières de voir », les étapes de cet essai discrètement autobiographique donnent lieu à l’exploration de plusieurs modes de vision, découverts au croisement d’expériences personnelles, d’expérimentations artistiques, de lectures et de contemplations.
Entamé sous les auspices de Michaux et de ses peintures-idéogrammes, poursuivi dans le compagnonnage des dessins « signes » ou d’Alexandre Hollan, élargi au contact – entre autres – des encres de Joan Barbarà, des monotypes de Degas, de l’« outre-noir » de Pierre Soulages et des « protographies » d’Oscar Muñoz, ce parcours est désirant et raisonné. Confessant son statut initial d’étranger dans le royaume des images, et soupçonnant ses affinités picturales d’être entachées du signe de l’écrit, Laurent Jenny convertit cette nécessité en haute vertu, dans des analyses dont sont seuls capables un regard consciencieux et une parole consciente des limites de son pouvoir : « “Écoute-voir”, dit le langage familier. “Regarde-dire” me semble aussi un bon chemin. Essayons… » Et son parcours fructueux de devenir ainsi celui de son lecteur.
Dans ce recueil d’entretiens réalisés au fil de sa longue carrière d’homme de radio, entre le milieu des années 1970 et la fin des années 2000, Jean Daive propose un montage de paroles qui cherche à préciser le statut de l’image et son rapport avec l’écrit chez les artistes d’aujourd’hui. « Comment s’est-elle organisée cette double rencontre à vivre simultanément – une image désormais est à lire et une écriture désormais est à voir ? Comment cette singulière permutation presque permanente s’est-elle opérée dans l’art d’aujourd’hui ? » Questions dont les enjeux sont pour part autobiographiques (Jean Daive étant toujours partie prenante dans ces rencontres), mais surtout linguistiques, graphiques, picturaux et perceptifs.
La Présence dans la poésie et l’art modernes
Présence. Loin de se livrer au seul démon de la critique, de la rupture et de la déconstruction, les plus grands poètes comme les plus grands peintres du XIXe et du XXe siècles ont construit leur œuvre autour d’une rencontre positive avec le réel. Il y a, être, étant, être là, être au monde : ce sentiment de l’évidence a pris beaucoup de noms différents. Mais un tel chatoiement ne doit pas nous aveugler sur l’unicité d’une expérience qui traverse la plupart des poétiques et des esthétiques de la modernité. Partant de ces coïncidences trop nombreuses pour relever du hasard, L’Émerveillement en propose la synthèse et offre du même coup, en sept chapitres qui s’offrent comme autant de circonvolutions autour d’un thème central, une apologie de la présence. Car ce mot, au-delà des rencontres qu’il suscite entre les plus grands créateurs des deux derniers siècles, ce mot désigne en premier et en dernier lieu la certitude de faire partie du monde – une certitude que l’art peut restituer et provoquer.
La découverte des peintures de la Préhistoire s’est accompagnée du sentiment très puissant d’assister à une apparition. Cet enchantement a culminé avec la grotte de Lascaux puis avec celle de Chauvet, mais l’éblouissement qui continue d’envelopper les peintures laisse sur nos yeux une taie, semblable à un point aveugle, qui ne s’est toujours pas dissipée. Il est vrai que les préhistoriens ont concentré leur attention, non sur ce geste si novateur de rendre visible le monde sous la forme de figures, mais sur les usages supposés de ces premières images : être un passe-temps décoratif ou une tentative d’infléchir le succès de la chasse par « la magie sympathique » ; représenter une mythologie, faite de couples d’animaux incarnant une conception sexuée du monde ou encore, être un rituel chamanique de contact religieux. Mais la question de la genèse du dessin demeure entière et, tout environnés que nous sommes par les images, nous avons perdu de vue que cette invention est un prodigieux saut de pensée. Synthétiser une forme ou un être vivant en quelques traits qui saisissent leur apparence est une opération intellectuelle d’une folle portée. Quel a pu être le désir, si patiemment poursuivi, qui a conduit à la naissance de cet art ? De la pensée qui s’est ainsi haussée jusqu’au dessin, peut-on reprendre le trajet ? Le geste du regard est l’hypothèse de son acheminement vers la figure.
Le dialogue entre Olivier Cena, journaliste, et Gérard Traquandi, peintre, s’ouvre à Venise, au cœur des merveilles de l’architecture italienne et à quelques pas du fourmillement de la Biennale d’art contemporain. Un semblable contexte, riche en significations esthétiques, sociales et politiques, est le point de départ d’une discussion libre qui aborde tour à tour les questions de la mondialisation et de la démocratisation de l’art contemporain, aussi bien que celle, déterminé par la problématique écologique, du rapport de la peinture à la nature, aux êtres et aux choses qui peuplent la terre.
« Il n’y a pas de commencement. Ce que l’on nomme l’œuvre n’a ni commencement ni fin, voilà ce que dit d’abord le peintre. » Ainsi commence sans commencer le dialogue en spirales entre l’écrivain Marc Le Bot et le peintre Leonardo Cremonini, Les parenthèses du regard que les deux auteurs avaient dédié à Gaëtan Picon. Repris en fac-similé, il est accompagné d’autres essais par lesquels Marc Le Bot tente d’approcher « l’irréductible énigme » de la peinture figurative et métaphysique de Leonardo Cremonini.
Dans la monographie qu’il a consacrée en 2016 à Frédéric Benrath, Pierre Wat notait très justement que la peinture est vécue chez ce dernier « comme un art épistolaire et amical ». Mais ce caractère « adressé » de l’aventure picturale de Benrath fut également prolongé – ou redoublé – par l’intense correspondance écrite dont il ne cessa de l’accompagner tout au long de sa vie. « Cette correspondance qui s’établit entre nous, écrit Benrath le 20 juillet 1975, ces lettres établissent vraiment une “correspondance” entre nos pensées affectives et nos idées sur les choses et les gens, sur l’art et la littérature. Cela est très important, tu le sais puisque tu réponds si bien ». Mais, comme le dira Michèle (ou Alice) dans une lettre du 29 décembre 1980, à un moment où elle prend un peu plus d’indépendance, « T’écrire, c’est aussi écrire » : le destinataire tend à disparaître et à être absorbé dans l’acte d’écriture auquel il a pourtant servi de point de départ.
Cet ouvrage réunit la correspondance du marchand d’art Pierre Matisse et du peintre Joan Miró, entre 1933 et 1983. Reflets d’une relation aussi bien professionnelle qu’amicale entre les deux hommes, les lettres échangées donnent une vision particulière du monde de l’art. Les déclarations d’amitié y côtoient les tensions entre marchands, les réflexions de l’artiste se mêlent aux évocations plus intimes. De la description des œuvres réalisées par Miró, jusqu’à la mise en place des expositions, les échanges retracent les différentes étapes d’une production artistique foisonnante qu’il faut défendre au mieux. Car pour permettre à Miró d’émerger aux États-Unis, Pierre Matisse le dit bien, il faut « ouvrir le feu ».
Dans son hommage à la peinture figurative et animalière de Gilles Aillaud, Nicolas Pesquès entremêle avec finesse notations poétiques, fragments de théorie sur l’art, descriptions de tableaux, bribes de souvenirs en compagnie du peintre. Le côtoiement des formes et des couleurs de Gilles Aillaud, l’encourageant à écrire, semble lui révéler qu’écrire et peindre sont deux formes d’un semblable besoin d’expression, qui, sans se confondre, convergent vers la même question impossible. « La seule question qui vaille est celle à laquelle on ne peut pas répondre. Les bêtes nous indiquent la possibilité de ne pas la poser. L’expression est ce que nous avons trouvé de mieux pour ne pas la résoudre sans l’étouffer. Par la peinture, par le poème, nous la restituons dans son malheur. » (Dans le mauve à l’aplomb des corbeaux)
Tout a commencé avec une étrange petite boîte noire reçue par Fred Deux en cadeau, un magnétophone. C’est ce qu’il confie dans la première cassette des enregistrements du récit de son existence, inextricablement liée à celle de Cécile Reims, enregistrements de plus de deux cents heures réalisés au long de trois décennies : « Me voilà en 62, 63, 64. J’ai un magnétophone sur une table et je laisse sortir de moi une mèche enflammée qui s’enroule sur des bobines. » Muriel Denis, dans Être Deux, recueille et ravive cette mèche enflammée, en racontant l’histoire de ce couple d’artiste qui inventa, dit-elle avec justesse, une manière « d’être seul à deux ».
Préface de Pierre Wat
"C’est tellement étrange la peinture, entre le dialogue qui s’annonce et la conclusion d’une œuvre : plus on la pratique, mieux on la comprend, c’est vraiment un art de vieux. J’ai mis des années à me dégager d’une forme d’immaturité, et j’ai l’impression que ce n’est que maintenant que j’entrevois ce qu’est la peinture."
Catalogue de l’exposition au musée Picasso d’Antibes. Avec des contributions de Jean-Louis Andral et Patrick Mauriès.
Ce volume collectif est issu du premier colloque français consacré à Käthe Kollwitz, alors que l’historiographie se développe surtout en Allemagne et aux États-Unis. Le principal enjeu en est de sortir du domaine des spécialistes de l’estampe et de faire d’une lacune, le peu de développement de la recherche sur Kollwitz en France, un potentiel heuristique. Le parti-pris était en effet d’ouvrir le propos du colloque hors du champ de l’estampe allemande, de proposer une lecture croisée de l’œuvre de Kollwitz, en invitant non seulement des chercheuses et chercheurs en histoire de l’estampe et en histoire de l’art, mais aussi en histoire de la photographie, en histoire culturelle ou en études germaniques. Chacun considérant Kollwitz sous l’angle de ses connaissances mais aussi des objets et méthodes propres à sa discipline, leur confrontation permet ainsi de renouveler la recherche sur l’artiste.
« Se pourrait-il qu’un événement soit ce moment si singulier qu’il prend forme et consistance dans le plus grand silence pour répondre en écho, secrètement, à bien d’autres moments […] et que tous forment alors, les uns pour les autres, et par les autres, une sorte de territoire, de constellation, où les appels deviennent accueils et les accueils appels ? »
C’est dans le sillage de tels événements fondateurs que nous entraine Franck Guyon. Au centre du récit, un événement pictural : la réalisation par Antonello de Messine d’une Vierge de l’Annonciation, à la fin du XVe siècle.
Récit d’une fascination et exploration d’une obsession, le texte de Yannick Haenel nous plonge dans la sollicitation invincible des nus peints par Pierre Bonnard. S’immergeant quotidiennement dans leurs couleurs, contemplant et comparant d’un œil altéré la vibration salutaire de leurs tons, l’auteur « perfectionn[e] [sa] soif ». De cette rencontre se libère l’écriture parmi la multiplication entêtante des corps qui étincellent.
À qui pense qu’on n’a plus grand-chose à voir ni à apprendre des peintures de Claude Monet, trop vues, trop interprétées, le court récit de Stéphane Lambert démontre le contraire. Il se donne à lire comme une tentative de regarder l’œuvre du peintre de Giverny depuis notre présent tragique : celui d’une « ère nucléarisée », d’un « champ de ruines à l’approche d’un possible anéantissement », d’un « après-paysage ». Dès lors, peut-être pourrons-nous entrevoir « dans la noirceur d’autres nuances que pure noirceur ».
« Peintre du lointain intérieur s’il en est », Édouard Manet incarne aux yeux de Gérard Titus-Carmel une déchirure étrangement féconde du rapport moderne au monde. Retiré dans la nuit de son être, dans ce que Georges Bataille nommait « une indifférence suprême », le peintre lave le monde qu’il représente de toute interprétation pathétique. Mais c’est pour le rendre à son étrangeté fascinante, pour ouvrir « sur un état du monde bien plus énigmatique qu’il n’y paraît ».
Alors que s’amorçait une carrière socialement prometteuse et une œuvre plutôt conventionnelle, Louis Soutter (1871-1942) a été victime — ou bénéficiaire ? — d’une brisure existentielle qui l’a dépossédé de tout, femme, carrière, fortune, et condamné à passer l’essentiel de sa vie à l’asile. Mais cette désaffection sociale se traduira par une extraordinaire libération artistique, qui l’amènera à produire dans une quasi-clandestinité une œuvre qui le range parmi les artistes majeurs du XXe siècle — et qui conduit à l’hypothèse d’une folie non pathologique.
L’œuvre de Hans Holbein (1497-1543), énigmatique, en puissance, prophétique, aimantée par le futur, aura attendu notre postmodernité pour libérer son énergie symbolique. Cet essai provocateur renverse la perspective historique et postule que Holbein a été influencé par Andy Warhol.
L’attitude de Dubuffet à l’orée de sa « carrière » : une humeur antiautoritaire et anarchiste, un certain populisme, l’impulsion à violenter la langue, la méfiance ambiguë à l’égard des intellectuels, l’allergie au parisianisme, l’investissement de la culture tenue pour une forteresse vide, et enfin le choix de la peinture conçue comme l’arme idéologiquement la plus subversive.
Interlocuteur privilégié du peintre, Sylvester est un critique exigeant que le génie fascine. Il n’a qu’une passion : reconnaître et faire résonner la grandeur en art. Il met au service de cette passion tout ce dont il dispose : une grande familiarité avec l’artiste, un regard sans complaisance, une écriture précise et insistante. Voilà un portrait tout en facettes et étonnamment vivant d’un artiste singulier et de son œuvre. (Traduction de Jean Frémon)
Dans la dernière édition de L’origine des espèces (1856) Charles Darwin s’interroge sur la nature du sentiment de la beauté. Le temps a passé et la réponse à la question que se posait Darwin semble de plus en plus échapper à la philosophie et à l’esthétique pour devenir l’affaire de l’anthropologie, des naturalistes et de la sociologie. En matière d’art, la fin des prétentions de l’universalisme européen et celles aussi de « l’exception humaine » (J-M. Schaeffer) renouvellent les questions concernant l’origine de nos conduites esthétiques : quand et comment sont-elles apparues ; quels en sont les moteurs ; sont-elles exclusivement humaines… ? Si les pratiques contemporaines depuis une quarantaine d’années ne rejettent plus l’idée de beauté plastique, elles y sont parfois (souvent) indifférentes comme si cette notion qui a longtemps dominé l’art était marginale. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Beautés ouvre donc l’enquête en interrogeant artistes et penseurs dans le but de documenter les enjeux.
Depuis deux siècles l’histoire de l’art occupe le passé, elle ordonne les musées, l’enseignement, les discours esthétiques et critiques, établit les hiérarchies, restaure les vérités, les réputations et finit par cautionner les valeurs du marché. Face à l’histoire l’artiste et l’amateur d’art, manquant d’autorité et de statut, sont souvent démunis.
Qu’en est-il aujourd’hui de la distinction entre arts majeurs et arts mineurs ? Une telle hiérarchisation des pratiques artistiques entre high and low a-t-elle encore un sens ou bien doit-on désormais considérer que le temps d’une création libre, sans bornes ni entraves est venu, que l’art est un tout au sein duquel chacun est libre d’aller et de venir comme bon lui semble ?
Derrière cette question qui agite l’art contemporain depuis quelques décades se cachent de nombreux enjeux économiques, sociaux et bien sûr esthétiques qui apparaissent à la fin du XIXe siècle et se développent tout au long du XXe. L’étude de ces enjeux montre que l’esprit libertaire qui prétend faire tomber les barrières est autant porteur d’émancipation que d’une idéologie libérale.
L’usage actuel du terme de chef-d’œuvre semble paradoxal. On le voit dénié par la réalité de l’art, qui procède d’un travail produisant des pièces par séries ; décrié par l’époque, qui le rejette comme une notion anachronique, sinon antidémocratique ; dévoyé par le marché, où il s’emploie pour désigner celui des travaux d’un artiste qui se vend le plus cher – et néanmoins, il subsiste à l’état de boussole, de nec plus ultra, d’expérience esthétique suprême : jamais les toiles de maîtres n’auront vu défiler autant de spectateurs.
À partir de ce constat, Éric Suchère et Camille Saint-Jacques proposent chacun un essai, sous un titre – Le Chef-d’œuvre inutile – qui se veut moins provocant que problématique. Car s’il s’agit bien ici d’interroger ce qu’on pourrait nommer un déclin du chef-d’œuvre, on ne trouvera en ces pages nulle déploration de principe. Non pas céder, donc, à une dépréciation massive des tendances contemporaines, mais forger les critères qui permettront de les comprendre et d’en apprécier l’opportunité.
Ce livre évoque le roman picaresque, il n’y a pas d’autre mot, de La Délirante et de ma vie, c’est tout un, et de l’amitié créatrice qui m’a lié à tant de poètes et de peintres, à Sam Szafran surtout, le temps de cette aventure.
L’escalier de la rue de Seine que je l’avais engagé à dessiner et peindre, avant qu’il s’y mît pour n’en plus sortir, comme du songe d’une ammonite, marqua l’acmé de notre amitié et de son œuvre. J’ai tenté jusqu’au bout de l’arracher à la tentation de l’escalier, mais elle était si forte qu’il resta captif de ses déclinaisons jusqu’à sa mort. [F.E.-E.]
Au milieu des années 1990, Jean-Pierre Ritsch-Fisch a abandonné l’entreprise familiale de fourrure, pour fonder à Strasbourg une galerie consacrée à ce que Jean Dubuffet appela l’Art Brut. Un retour à ses amours d’adolescence : le monde de l’art et ses sensations fortes, s’impose à lui. Débutant à la manière d’un conte, s’apparentant ensuite, tantôt à un roman d’aventures, tantôt à une enquête, Le Beau, L’Art Brut et le Marchand relate ce périple singulier.
En 1874, un groupe de peintres dissidents expose ses œuvres en marge des circuits officiels. Un critique invente par dérision le mot « impressionnisme ». Cet événement est considéré, à juste titre, comme l’une des étapes initiatrices de l’art moderne. Avec ces expositions, l’écosystème de l’art contemporain se met alors en place : recherche du scandale, intervention monopolistique d’un marchand, union opportuniste des plasticiens et des écrivains d’avant-garde.
Cet ouvrage s’appuie sur une documentation de première importance et met en avant propos et témoignages de « premières mains » qui révèlent pour la première fois la stratégie des artistes. Les échos avec notre époque contemporaine sont multiples et pour le moins surprenants…
"Voici un lieu où tout était vivant, jusqu’au désastre et à la mort même. Malgré un dénuement extrême, il semblait enchanteur. Il enchanta en effet ceux qui le vécurent, un couple d’artistes minutieux et visionnaire, Dado et Hessie, leurs enfants, leurs amis, la volaille, les chats et tous ces animaux que l’on dit sauvages autour de l’étang. Par le regard du fils, nous voici au cœur vécu d’une œuvre intime, bouleversante et belle, juste et inquiétante." (Germain Viatte) Dado, le temps d’Hérouval suit les traces de l’artiste dans sa vie quotidienne, retiré dans un hameau de l’Oise.
Parcelle 475/593 saisit le sentiment de fascination qu’on peut éprouver dans les lieux que nous habitons autant qu’ils nous habitent, lorsqu’on est soudain illuminé par la persistance de leur étrangeté fondamentale. Le livre porte le nom d’une parcelle, d’un jardin que le photographe Stéphane Spach explore depuis l’enfance, traquant l’inconnu des lumières changeantes et des existences non-humaines. Un texte de Jérôme Thélôt – Orphée photographe – accompagne les photographies.
Stéphane Spach glane et collecte : encriers brisés exhumés des tranchés de la première guerre, ossements dispersés et crânes d’animaux sous plastique issus de collections zoologiques, fleurs et feuilles fanées qui semblent des reliques d’un jardin perdu... Toutes ces choses sont offertes au regard des lecteurs de cette vaste monographie, en même temps que rendues à leur silence troublant.
Conversation tardive, toujours tardive, toujours repoussée vers la fin d’un temps qui n’arrive pas. Ce livre témoigne de ce temps qui ne finit pas, et dont seule la photographie est capable d’en saisir les prémisses : « La photographie, est-il écrit en fin d’ouvrage, s’effaçait devant l’opacité du temps, devant l’énigme. Ce qui me troublait, c’était autant la disparition que l’apparition. Je croyais que c’était l’énigme de la photographie, c’était l’énigme de la vie . »
Bitumeux palimpseste, oriflamme de prière hissé dans les ténèbres, « Hollandais volant » manœuvré par allègres morts-vivants, Styx sème doute crucial. Vous n’êtes de nulle part, et vous n’irez nulle part (puisque vous irez partout). Le narrateur c’est vous, et vous n’êtes par conséquent plus rien, car hic et nunc dépossédé de tout. Ulysse, vous croyez séduire les sirènes, quand délurées succubes elles vous entraînent au fond des abysses. Orphée, Persée ou Jonas, vous imaginez défier Hadès, Minotaure ou Kraken, quand leur cancer vous gangrène moelle et cervelle – tandis qu’une spectrale, obsédante parentèle ressuscite et vous harcèle sans relâche. Ultime voyage ? Même pas. Juste éternel mal de mer à naviguer de Pétaouchnok à perpète (explorer villes, plages et bouts du monde quand vos défunts employeurs s’obstinent à vous renvoyer au diable vauvert, cornaquer ingérables, libidineux ados). Un cathartique humour noir structure cette Odyssée chamanique et burlesque, ponctuée de tsunamis et autres cataclysmes prophétiques. Langage paradoxal, son régime du double sens et de la double peine ricoche entre deux rives, jongle entre deux états (le réel et le surréel, le souvenir et sa transfiguration) dont il floute les contours ad libitum. Fantasmagoriques trompe-l’œil, mais stratégiquement enrochés (Gogol, Kafka, Buster Keaton), propulsent cette amoureuse, aventureuse version d’un mythe archaïque.
Exhumant une boîte de photographies datées de son enfance, Gérard Titus-Carmel se retrouve face à celui qu’incontestablement il fut mais qu’il estime avoir sans retour cessé d’être. Comment justifier cette immixtion de l’altérité dans le rapport à soi-même ? Comment accorder la netteté du souvenir, que ces images renforcent, avec la conviction qu’elles sont celles d’un autre ? Par quel procédé rendre compte de cette impression apparemment paradoxale : il a fallu arriver où l’on se tient pour pouvoir se reconnaître là d’où on est parti ; revendiquer ici la « solitude » comme sa condition essentielle pour pouvoir, là-bas, en identifier les ferments ?
La réponse de l’artiste à ce problème tient dans les pages de ce qu’il nomme « rêve autobiographique ». Ni autobiographie, ni mémoires, Ajours se veut une entreprise mémorielle où la vérité serait non celle du souvenir (rétrospectif par définition, donc instable, trompeur, complaisant), mais celle de l’écriture elle-même, dotée d’exigences propres.
Recueillis sur une durée très longue, les instantanés qui composent ce livre restituent à intervalles variables, et sans respect de la chronologie, la vie de famille de l’auteur, de sa compagne Mina et de leurs filles Lamiel et Armance, dans un appartement d’un vieil immeuble parisien quasi abandonné. La venue au monde de l’aînée donne le point de départ, un déménagement forcé amène la fin. Entre ces deux pôles, Xavier Bazot aura eu le temps d’enregistrer les curiosités du devenir de ses filles, d’écorner quelques normes du fonctionnement familial, conjugal, amical et social, et d’épingler les paradoxes et les inconstances de certains « caractères », à commencer par le sien propre.
Pendant presque vingt ans, Karine Miermont a pour voisin de palier un homme connu que, somme toute, elle connaît peu : Denis Roche.
À sa mort, le besoin prend Karine Miermont de reconstituer – de souvenirs en photographies, de bribes de conversations en lectures, de marabout en bout de ficelle – l’image de celui dont la disparition révèle soudain toute l’importance.
C’est donc ici une sorte de « tombeau de Roche » qu’érige avec délicatesse Karine Miermont : hommage qui tient autant du témoignage que de l’essai d’exégèse, reconstitution « de fil en aiguille » d’une personnalité plutôt côtoyée que connue, portrait en mosaïque de celui qui eut lui-même à cœur, dans ses photographies et ses Essais de littérature arrêtée, de fixer les traces de son passage dans le temps.
C’est dans cette distance à son sujet, dans ce mixte de retenue et d’intimité que l’ouvrage acquiert sa dimension propre : celle d’un récit. À travers l’évocation de ses rencontres avec Roche, c’est l’histoire de sa propre accession à l’écriture que retrace l’auteure, aiguillonnée par ce modèle lointain avec lequel ses affinités profondes se révèlent au fil de l’enquête. Et dans ce dialogue rabouté et sans cesse repris avec l’ami et soutien disparu, Karine Miermont donne la pleine mesure d’une figure d’homme et d’artiste.
« Que lisez-vous ? »
Alexandre Hollan
Jérémy Liron
Clémentine Margheriti
Gérard Titus-Carmel
« Pourquoi écrivez-vous sur l’art ? »
François Dilasser
Alexandre Hollan
Ann Loubert
Monique Tello