Les dessins d’enfant permettent-ils de retracer les fondements d’une œuvre à venir ? Peut-on les considérer comme l’enfance de l’art ? Rien n’est moins certain, tant les choix individuels et les partis pris d’un artiste ne se dégagent que lentement des archétypes propres aux dessins d’enfant. Philippe Comar n’est guère porté à leur attribuer plus d’attention qu’ils n’en méritent, mais il tente de saisir ce qui, dans ses premières expériences graphiques, a nourri sa pratique actuelle de dessinateur. À travers ses souvenirs, qui pour certains remontent au plaisir d’apprendre à tracer des lettres sur un cahier d’écolier, il montre comment le dessin s’est imposé à lui comme un moyen de connaître le monde, d’y adhérer, de le vivre plus poétiquement.
(Préface de Stéphane Guégan)
Premiers traits de Philippe Comar est l’autobiographie, aussi passionnante qu’elliptique, d’un dessinateur, plasticien, théoricien, écrivain. Souvenirs d’enfance, souvenirs de ses années d’étude, souvenirs des visites dans les musées s’entremêlent, dans un désordre qui, à l’image de celui des herbes sauvages qu’il aime dessiner, recèle « une forme d’organisation secrète ».
Paraphrasant Garry Winogrand – « je ne connais rien de plus mystérieux qu’une chose clairement décrite » – Philippe Comar formule ce qu’il vise à travers sa pratique du dessin : donner à sentir la complexité infinie de chaque chose visible, corps humains, cailloux, embranchements de végétaux, objets tombés en désuétude, reflets dans un bassin. Le dessin est pour lui une manière de porter une attention soutenue à ce qui l’environne, une manière singulière d’être au monde, « sans écart, écrit-il, entre le monde qui m’entoure et celui, intérieur, où il m’apparaît ».
En témoigne, notamment, une série de dessins qu’il évoque, réalisés dans la lignée de la Grande Touffe d’herbes d’Albrecht Dürer : ces dessins montrent un rectangle de terre, planté d’herbe, qui pivote lentement jusqu’à ce qu’il soit vu par-dessus – jeu de perspective futile, mais conduit avec le même sérieux que les « perspecteurs » de la Renaissance. Si le dessin déplie le visible, c’est, au fond, pour « le vivre plus poétiquement ».
Mais Philippe Comar n’est pas seulement dessinateur et plasticien ; il est aussi écrivain. Un écrivain à la plume élégante, sans que cela ne l’empêche de parler des corps et de leurs sécrétions avec une crudité qu’il revendique. Car ces « premiers traits », ce sont ceux que tracent, depuis l’enfance, tous ces fluides qui s’écoulent du corps et en expriment l’énigme : salive, lait, larme, urine (comme celle qu’observe à travers un flacon de verre un médecin dans La Jeune Fille anémique de Samuel van Hoogstraten au Rijksmuseum), mais aussi encre, pensée…
Les auteurs
Né à Boulogne-Billancourt en 1955, P. Comar est plasticien, scénographe, commissaire d’expositions et écrivain. Il a été professeur de dessin et de morphologie à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, de 1979 à 2018. On a pu lire de lui, dernièrement : Des urinoirs dans l’art… avant Marcel Duchamp (éditions Beaux-Arts de Paris, 2017) ; De la tyrannie du cartel (L’échoppe, 2022) ; Ventre (Fata Morgana, 2022). Ses œuvres figurent notamment dans les collections du Centre Georges-Pompidou et du Fonds national d’art contemporain.
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Extraits
Sans doute, comme beaucoup d’enfants, ai-je commencé par dessiner avec ma main dans le bac à sable, puis avec un doigt sur les meubles couverts de poussière ou sur les vitres embuées. Par la suite, j’ai dessiné dans la farine laissée sur la paillasse de la cuisine, ou dans la pâte à tarte fraîchement étalée sur le fond du moule, en la piquant avec une fourchette, cherchant à imiter le dessin des rosaces ou les motifs des napperons. J’ai aussi dessiné avec le manche de ma cuillère sur la mousse lactée flottant à la surface de mon bol de chocolat, ou avec un filet de miel sur les tartines. J’ai dessiné en piétinant la neige jusqu’à former des visages éphémères. J’ai dessiné en courant sur les plages d’Arromanches, à marée basse, griffant le sable avec un bout de bois, produisant d’immenses graphes, sans jamais pouvoir me hisser assez haut pour les contempler, laissant aux seules mouettes la jouissance de ces figures de grève. Leur dimension hors-norme avait quelque chose de jubilatoire. Hokusai – le fou du dessin – fut précurseur en ce domaine, lui qui avait fait recouvrir de papier une surface de plus de cent-vingt tatamis, et qui y promenait un balai trempé dans un seau d’encre, pour faire le portrait géant du fondateur du bouddhisme zen. J’ai aussi réalisé des dessins miniatures, de la taille d’un timbre-poste, en recopiant des tableaux célèbres, comme les grandes scènes de bataille d’Uccello, à l’aide d’une loupe et d’un crayon 7H. J’ai pris plaisir à mettre en abyme des dessins, imitant l’étiquette des boîtes de La Vache qui rit, que dessina Benjamin Rabier, cherchant à prolonger cette descente dans l’infiniment petit, où le trait doit sans cesse se simplifier pour ne garder que l’essentiel. J’ai dessiné dans le noir avec la pointe de ma langue dans le creux de la main. J’ai aussi dessiné sur le sol, sans que mon instrument le touchât – à la manière des dripping –, avec ma bave, en laissant un fil de salive descendre à la verticale pour tracer au sol un rond ou un colimaçon. J’ai également dessiné en crachant sur les murs, méthode qui avait acquis ses lettres de noblesse à l’époque magdalénienne et qui consiste, après avoir ingéré des pigments, à postillonner sur une paroi, et dont une variante, certes moins goûteuse, mais que j’ai beaucoup pratiquée, consiste à employer une brosse à dents frottée avec un doigt pour disperser des gouttelettes d’encre sur un support. J’ai essayé de dessiner à l’instar des artistes mutilés de la Grande Guerre, qui, tous les ans, au mois de décembre, sonnaient à notre porte pour vendre des cartes de vœux qu’ils avaient réalisées en tenant leur pinceau avec la bouche ou avec le pied. J’ai encore dessiné à la craie sur les trottoirs, au crayon gras sur les murs du collège, au canif sur les écorces d’arbre, avec l’ongle du pouce sur le cuir de mon cartable, et j’en oublie.
Les astronomes savent que pour faire surgir de la nuit des étoiles invisibles à l’œil nu, il faut être patient. Plus le temps de pose est long, et plus l’obscurité se charge de constellations. De même, le dessinateur, à force de perspicacité, voit dans les choses les plus communes ce que d’ordinaire nous ne voyons pas.