Écrire, photographier : deux façons de se tenir au bord du monde.
C’est ce bord, immémorial et intime, que le photographe Alain Willaume arpente, dont il relève obstinément les traces et fait retentir l’écho. Et c’est là que l’accompagne, par moments, depuis plus de trente ans le poète Gérard Haller.
Face’s End est né de cette compagnie à éclipses, éphémère et fidèle.
Livre à deux cette fois – deux écoutes, deux regards. Mais, d’un phrasé sur image à l’autre, un seul et même poème. Un film au ralenti. Le temps devant chaque image de la laisser entrer en résonance et s’ouvrir, se diffracter, nous exposer ainsi à la nuit du monde qui nous précède comme à l’inouïe aurore qu’elle appelle.
Cette collaboration s’inscrit dans une longue durée : dans Bords du gouffre paru aux éditions Textuel en 2003, comme dans Coordonnées 72/18 paru aux éditions Xavier Barral en 2019, les photographies rapportées par Alain Willaume de ses voyages étaient déjà accompagnées par des textes de Gérard Haller. Mais Face’s End fraie une voie nouvelle : par des procédés de montage, au sens cinématographique, il retrace des constellations familières en juxtaposant aux photographies et aux poèmes d’Alain Willaume et Gérard Haller des citations d’Antonin Artaud, Marguerite Duras, Maurice Blanchot, Jean-Luc Nancy, des images de Francis Bacon, Paul Klee, Zoran Music, Francesca Woodman, ou encore des photographies issues des archives familiales de Gérard Haller.
Face’s End s’ouvre avec une séquence qui se nomme sobrement « Photographier ». Tout au long de ce premier mouvement, le dialogue se tisse entre les photographies et les poèmes à partir d’une dialectique de la nuit et de la lumière. Cette dialectique s’élabore dès la première page : à une photographie, prise par Alain Willaume, d’un volcan en éruption et d’une pluie de lave qui étincelle dans la nuit, répondent les mots de Gérard Haller : « lumière, lumière ! – éclats finis de la lumière – dispersée – feu du ciel dispersé au commencement ». Ces éclats finis d’une lumière
dispersée renvoient aux photographies elles-mêmes constellant le texte. Chacune de ces photographies semble avoir été choisie pour conjurer la peur immémoriale du noir à laquelle l’écrivain donne voix. Dans la nuit, elles sont des abris de lumière, comme le suggère le poète : « peur, on a si peur dans le noir – c’est pour ça – on guette – on voudrait que ça s’arrête, la mort – faire qu’elle ne soit plus – on voudrait rester pour toujours dans l’abri de la lumière ».
La deuxième séquence, « Face’s End », complique cette dialectique, en posant le problème de la face humaine et de la nuit qui la guette. À nouveau, tout part d’une photographie d’Alain Willaume : Land’s End, Cornouailles, 1991. Un étrange pantin, suspendu à la vitre arrière d’une voiture sur un parking qui longe une plage anglaise, crie en silence, la bouche grande ouverte. Gérard Haller voit dans cette troublante apparition un surgissement de « l’extrême autre », tapi au fond de soi, « sans face ». Songeant à cette image obsédante, il laisse entendre, avec Antonin Artaud, que « le visage humain n’a pas encore trouvé sa face », comme pour souligner notre inachèvement ontologique. Si la terre n’existe qu’en rapport avec l’étendue infinie du ciel et de la mer, sur laquelle elle finit par ouvrir (Land’s End), la face n’existe qu’en rapport avec l’infini de la nature humaine, qui finit par transparaître à travers elle (Face’s End).
En somme, la collaboration expérimentale dont procède Face’s End donne corps à une inquiétude éthique et politique, située dans le sillage de « l’ami ailé », le philosophe Jean-Luc Nancy. Pour Gérard Haller et Alain Willaume, toute la question est de donner à entrevoir ce qui, dans chaque visage, réveille l’évidence d’une communauté à la fois universelle et insituable. De faire signe vers « cette pure ouverture d’abord, dans les yeux du premier venu, qui nous rapporte ensemble à la troublante intimité commune que nous sommes ».
Les auteurs
Gérard Haller est né en 1952 à Bitche, en Moselle.
Études de philosophie à Strasbourg, où il fonde en 1980 la compagnie « Théâtre en hiver » et écrit d’abord pour le théâtre, notamment Lupe Velez (Strasbourg, Musica 1983), Gmund (Paris 1986) et Figuren (Avignon 1987, Strasbourg 1989), mis en scène avec la plasticienne Sylvie Blocher.
Son premier livre, Météoriques, paru chez Seghers en 2001, obtient le Prix Henri Mondor de l’Académie française.
Il a publié, chez Galilée, deux récits – Commun des mortels (2004) et Deux dans la nuit (2010) – ainsi que plusieurs livres de poésie : all/ein (2003), Fini mère (2007), Le grand unique sentiment (2018), Menschen (2020). Chez d’autres éditeurs : L’ange nu (Edition Solitude, Stuttgart, 2012), mbo (Harpo &, 2018).
Loin de toute notion documentaire, la métaphore habite le travail d’Alain Willaume. Expérimentateur de formes, il développe une œuvre singulière en prise avec le monde qu’il sillonne et observe depuis de nombreuses années, interrogeant la pratique même de la photographie. Sous l’influence de longs voyages et à l’écart des courants, il dresse une cartographie personnelle faite d’images énigmatiques et engagées qui toutes racontent la violence et la vulnérabilité du monde et des humains qui l’habitent.
Membre du collectif « Tendance Floue » depuis 2010, Alain Willaume est photographe, commissaire d’exposition indépendant et enseignant à l’École nationale supérieure d’art de Nancy. Sa dernière monographie, Coordonnées 72/18, a été publiée aux Éditions Xavier Barral (Paris) en janvier 2019.
Presse
Fabien Ribery, L’Intervalle