Bitumeux palimpseste, oriflamme de prière hissé dans les ténèbres, « Hollandais volant » manœuvré par allègres morts-vivants, Styx sème doute crucial. Vous n’êtes de nulle part, et vous n’irez nulle part (puisque vous irez partout). Le narrateur c’est vous, et vous n’êtes par conséquent plus rien, car hic et nunc dépossédé de tout. Ulysse, vous croyez séduire les sirènes, quand délurées succubes elles vous entraînent au fond des abysses. Orphée, Persée ou Jonas, vous imaginez défier Hadès, Minotaure ou Kraken, quand leur cancer vous gangrène moelle et cervelle – tandis qu’une spectrale, obsédante parentèle ressuscite et vous harcèle sans relâche. Ultime voyage ? Même pas. Juste éternel mal de mer à naviguer de Pétaouchnok à perpète (explorer villes, plages et bouts du monde quand vos défunts employeurs s’obstinent à vous renvoyer au diable vauvert, cornaquer ingérables, libidineux ados). Un cathartique humour noir structure cette Odyssée chamanique et burlesque, ponctuée de tsunamis et autres cataclysmes prophétiques. Langage paradoxal, son régime du double sens et de la double peine ricoche entre deux rives, jongle entre deux états (le réel et le surréel, le souvenir et sa transfiguration) dont il floute les contours ad libitum. Fantasmagoriques trompe-l’œil, mais stratégiquement enrochés (Gogol, Kafka, Buster Keaton), propulsent cette amoureuse, aventureuse version d’un mythe archaïque.
« Tout dire – tout raconter – tout résumer d’une seule et unique traite – j’en suis hélas bien incapable. Il faudrait une Shéhérazade, et fille de Mathusalem, pour transcrire, nuit et jour et pendant des années, des siècles peut-être les péripéties de cette mienne, chienne de vie, pourtant si microscopique. Et puis, commotions, revirements et catastrophes à force auront fini par congestionner ma mémoire. »
Il faut certes de l’estomac au narrateur pour encaisser les virevoltes de ce voyage où tous l’embringuent, y compris lui-même au grand dam de lui-même. Il le pressent, le jure pourtant : ce sera le dernier – avant le prochain… Comment faire, aussi, lorsqu’un amour, mais vrai tyran de père, et non seulement lui mais tous les membres d’une vaste famille ne cessent de trépasser et de ressusciter à leur guise ? Lorsque malgré toutes vos objurgations et toutes vos défilades, vos défunts employeurs ne cessent de vous renvoyer aux quatre coins du monde guider nouvelles, rétives colonies de vacances ? On serait nauséeux à moins.
Si le lecteur accepte de prendre cet aller simple pour un périple à tout jamais désarrimé du « réel », il verra du pays à peu de frais. Translaté, balloté sans frais ni hiatus de Brighton au nord de l’Écosse, de la Bretagne à Talinn (ou est-ce Vladivostok ?), il connaîtra les cataclysmes impromptus, les femmes fatales ou inespérées, les compagnons de vicissitude et l’intempestive parentèle qui tombent comme pluie en Angleterre sur le protagoniste – clochard céleste définitivement égaré dans le sillage d’une mémoire à éclipses. On croyait que le Styx laissait indemne et même invulnérable qui le traversait, qu’il empêchait les morts de hanter les vivants. Il a fallu la prose exacte et poétique de Bruno Krebs, son art du récit rhapsodique pour nous détromper.
Les auteurs
Bruno Krebs est né en 1953, entre Pont-Aven et Port-Manech. En 1971 il entreprend la rédaction du Voyage en barque. Une partie de ces 3 ou 4 mille récits brefs a été régulièrement publiée en revues ou sous forme de recueils, ces dernières années dans la collection « L’Arpenteur » chez Gallimard : Chute libre (2005), La Traversée nue (2009), Sans rive (2011). Leur forme a évolué, mais sans rupture ni s’éloigner du thème fondateur. Il a aussi publié Bill Evans live, portrait (2006), et très régulièrement collaboré à la revue « Théodore Balmoral ».
Presse
Entretien de Bruno Krebs avec Jean-Paul Gavard-Perret, Le littéraire.com
Jean-Paul Gavard-Perret, Le salon littéraire (1) ; Le salon littéraire (2)
Bertrand Leclair, Le Monde
Marc Verlynde, La Viduité
Marc Wetzel, A Littérature-Action
Entretien avec B. Krebs, « Le Télégramme » (Quimper)
Extraits
Plages et hôtels se vident.
Grandes marées rongent derniers pouces de sable – se retirant disséminent bancs, lacis et lacs noirs.
Notre chambre, baie vitrée donne sur flots si proches, leurs embruns la constellent parfois.
Laineuse, moelleuse moquette, il y ferait bon faire l’amour si, à travers cet écran grandeur nature, vagues mauvaises, grondements et fumées ne distrayaient constamment notre attention.
Au matin j’entrouvre cette fichue baie, grippée par le sel.
Me risque en terrasse, un rien étourdi tant l’air marin me saoule aussitôt. Un curieux animal s’aventure au bord des mares. Il y plonge son museau, semble pêcher ou s’abreuver. Une sorte de loutre, ou de ragondin, longs poils raides, dos arqué. À la réflexion, ne saurait boire cette eau salée, mais en fouille sans doute le fond, ratissant crevettes ou autre espèce comestible. Quoique un peu gros pour un ragondin, et queue trop plate pour une loutre. Pattes arrière très allongées, et griffues, comme un kangourou nain. Enfin, va pour un ragondin, genre marin.
Des enfants ont surgi, courant pour récupérer leur ballon. Ils s’arrêtent, perplexes. Le ragondin les observe de son petit œil noir, mais sans trahir la moindre frayeur, ni faire mine de fuir. Il a logé une palourde entre ses mâchoires, et l’écrabouille consciencieusement. Les enfants finalement s’éloignent à reculons, puis reprennent leur course, balle au pied.
Descendu sur la grève pour me baigner, je n’ose trop m’avancer, craignant un trou soudain, masqué par ces eaux visqueuses et plutôt agitées. Remontant vers l’hôtel, je vois le ragondin qui me suit trottinant, à deux, trois mètres de distance.
Il pénètre avec moi dans le hall. Le concierge hausse les sourcils, mais chacun s’extasie, croyant avoir affaire à riche excentrique, qui se balade avec son ragondin. Et comme le chef cuisinier jette regards concupiscents sur l’animal, je n’ose les contredire, craignant de voir mon compagnon figurer à la carte du dîner.
Au bar, j’interroge les habitués. Connaissent-ils dans le secteur d’autres ragondins, ou kangourous marins assez peu farouches pour accompagner les pêcheurs à pied ?
Non, jamais ils n’ont vu ragondins ni kangourous nains hanter les parages, et encore moins pêcher en eau salée.
Le ragondin m’a pris en affection, c’est manifeste. Au restaurant, il apprécie le rouget ou les moules que discrètement je lui dispense sous la nappe. Au salon il passe son temps à se lisser les moustaches, blotti contre mon fauteuil quand je lis le journal.
Je voudrais bien m’en débarrasser maintenant, imagine mal m’encombrer ainsi dans un bus ou un train, mais j’ai beau lier conversation à tout bout de champ, personne ici ne semble prêt à assumer si encombrante, humide charge.
*
Retour d’excursion dans les collines – anciens ermitages nichés parmi les érables rouges.
Mais rien, plus rien ne reste ni du port, ni du front de mer.
Maisons disloquées, bateaux projetés sur les toits – débris dispersés, amoncelés pêle-mêle jusqu’aux premières pentes.
La vague a tout balayé – même le sable – découvrant une étendue de roches plates et brunes, à perte de vue.
Plaques de contreplaqué, tôles vrillées, carcasses disloquées s’enchevêtrent. Congélateurs, roues de camions, meubles, vêtements et souliers.
Plusieurs silhouettes se découpent, dérivent en bordure des flaques. Se baissent, ramassent quelque chose. Se redressent, lâchent leur trouvaille, semblent converser – se lamenter.
Je n’entends pas leurs voix – une légère, intermittente bruine gomme les contours de la baie.
Les flots s’enflent, s’ourlent noirâtres et lourds – à peine un bruissement.
La mer s’est retirée loin, très loin – à moins que le ciel, son enclume ne la réduise à ce ruban furtif.
Des bulles se forment en surface – éclatent.
Un corps apparaît.
Puis un autre.
Ici et là, d’autres encore remontent des hauts-fonds – sur le dos, comme s’ils faisaient la planche. Je les observe, quand l’un d’eux ouvre les yeux. Puis la bouche. Une femme. Elle respire.
Je me précipite, appelle.
Accroupi je la tire, par les bras, par les jambes. La ramène jusqu’au rivage, la dépose sur une dalle.
Me relève, réitère mon appel :
— Quelqu’un, là ! de vivant, qui vit encore, respire !
Quand d’autres encore, remontent.
Oui, je les vois remonter, flotter, dériver lentement, immobiles, mais vivants aussi, peut-être – il faudrait vérifier, leur porter secours !
Je veux, une nouvelle fois, appeler à l’aide, qu’on me vienne, qu’on leur vienne en aide !
Mon cri se brise dans ma gorge.
Le ciel étouffe son écho –
et les silhouettes au loin, trop loin –
trop occupées à pleurer leurs morts, ne répondent pas.